Les commentaires méprisants d'une large part des médias sur les Gilets jaunes – souvent camouflés sous un air bienveillant – adoptent une rhétorique visant à décrédibiliser le mouvement. Le texte de Jacques Lévy évoqué dans le précédent billet leur fournit un vernis scientifique avec son insistance sur la question du choix. Celle-ci permet d'opérer un tri entre le ras-le-bol légitime d'une minorité et le prétendu égoïsme d'une majorité.
Il existerait une forme de relégation territoriale involontaire – et marginale – et une autre volontaire, un peu comme il y a des migrations «subies» et «choisies». En résumant la seconde à un «choix», on dit, en substance, aux populations concernées : vous réclamez plus de services publics et plus de considération, vous auriez dû y penser au moment d’acheter votre maison à taux zéro.
Enfermer les Gilets jaunes dans un géotype
Un autre outil disponible pour délégitimer la contestation, et là encore la géographie arrive à la rescousse, consiste à enfermer les individus dans un géotype : le périurbain. Cette notion désigne les périphéries des aires urbaines: les communes périurbaines sont peu denses, éloignées des centres urbains, mais largement dépendantes de ces derniers, en particulier pour l'emploi et de nombreux services.
Sous la plume d'une partie de l'intelligentsia urbaine, le terme prend des accents proches de l'incantation, désignant un «mode de vie» marqué par l'individualisme, le désir d'entre-soi, l'usage de la voiture, une fâcheuse tendance à voter contre les traités européens et, corollairement, pour le parti de Marine Le Pen[1] et, last but not least, une haine plus ou moins assumée de la ville et de sa supposée mixité sociale et culturelle. Au point que les habitant·e·s de ces espaces en viendraient à constituer, toujours selon Jacques Lévy, «un groupe socio-politique qui repose avant tout sur une base géographique». Une classe spatiale, en somme, définie par son rapport au monde plus que ses revenus.
Sans compter, ajoute le géographe, que le périurbain recoupe «les zones qui concentrent le moins de pauvres en France». Ainsi la contestation se voit-elle renvoyée à sa prétendue hypocrisie: le périurbain abriterait de faux pauvres. Quand Christophe Guilluy zoome sur la «France périphérique» et occulte la relégation de certains quartiers des grandes métropoles, Jacques Lévy tente le coup de force inverse, expliquant qu'il y a trop peu de pauvres dans le périurbain pour qu'on daigne s'en soucier.
Le fantasme d’un espace périurbain homogène
Première limite de cette analyse, elle laisse de côté une fraction des classes moyennes qui, sans être touchées par la pauvreté au sens statistique, ont un revenu et un pouvoir d'achat «très sensibles aux politiques fiscales et aux effets de conjoncture», comme le rappelle Aurélien Delpirou.
Deuxième limite, plus importante, l'homogénéité socioculturelle du périurbain relève du fantasme. Laurent Cailly, entre autres, a mis en évidence la grande hétérogénéité des pratiques des habitant·e·s du périurbain, à la fois sur le plan résidentiel et sur celui du rapport à l'espace environnant, à la ville, etc. LE mode de vie périurbain n'existe pas. Il faut abandonner l'idée selon laquelle LE périurbain serait un lieu où dominent uniformément la fermeture sur soi, l'hostilité à la mixité et la vénération des grosses bagnoles et du confort matériel. Et évacuer au passage l'image de populations des centres-villes caractérisées par leur amour de l'Autre, leur ouverture au changement et leur engagement en faveur de l'environnement, via l'usage du vélo et des transports en commun – par exemple pour rentrer de l'aéroport à leur retour d'un weekend à Barcelone.
Ces découpages ont d'autant moins de valeur que, de plus en plus, des classes sociales différentes, avec des trajectoires résidentielles et socioéconomiques très diverses, cohabitent dans une même commune, voire dans un même quartier. Comme l'explique Daniel Béhar, on assiste à la disparition du vieil ordre territorial dans lequel les rapports sociaux se donnaient à voir dans l'espace. Désormais, «les inégalités sont partout», brouillant les cartes et obligeant à repenser les catégories territoriales.
À propos des Gilets jaunes en particulier, une étude détaillée du Laboratoire d'Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) a montré le caractère résolument politique des revendications émanant du mouvement. À l'opposé d'un discours médiatique tendant à renvoyer la contestation à des réflexes individualistes et matérialistes d'habitant·e·s des périphéries.
L’individu, mais pas trop
Insister sur la liberté de choix des individus d’une part, proposer une vision caricaturale des modes de vie dans un géotype rassemblant près d’un quart de la population française d’autre part, voilà deux manières complémentaires de décrédibiliser la parole contestataire dont le mouvement des Gilets jaunes est porteur. Les deux s’inscrivent dans un mouvement plus vaste parcourant les sciences sociales depuis 30 ans.
Dans un premier temps, on fait mine de respecter l'habitant·e du périurbain: il·elle « raisonne » et réfléchit à ses actes. Dans une tribune dans Libération, Jacques Lévy en rajoute une couche: «Nos concitoyens parlent de justice et d'espace, spontanément et intelligemment.» Mais, dans un second mouvement, on souligne l'incapacité à s'adapter d'une partie de la population: «nombre de personnes qui soutiennent le mouvement des gilets jaunes manifestent une inquiétude vis-à-vis du changement extérieur, mais aussi du changement de soi». Le monde évolue, les gens sont un peu perdus parce qu'ils manquent d'outils, il faut leur expliquer – et surtout pas questionner cette évolution et ses causes. Le respect de façade cède la place au paternalisme.
Didier Éribon a décrit le virage pris par les sciences sociales dans les années 1980, et le rôle central qu'y a tenu la figure de l'individu, valorisée puis disqualifiée[2]. Pour enterrer le marxisme et tout ce qui pouvait y ressembler de près ou de loin, en particulier la sociologie structuraliste, il fallait commencer par célébrer l'individu tout-puissant – au nom de l'humanisme et des «Droits de l'homme». Le «sujet» libre a fait l'objet de toutes les attentions, reléguant au second plan les structures, les déterminismes, les injustices systémiques.
Mais cet individu, une fois mis en avant, s’est révélé encombrant : revendicatif, exigeant, affirmant la liberté qu’on venait de lui accorder. Un Gilet jaune potentiel. Pour s’en débarrasser sans abandonner la précédente «conquête», on a brandi l’intérêt général. Au nom du bien du plus grand nombre – qui peut prendre diverses formes, par exemple : la croissance du PIB – on rappelle l’individu à l’ordre, on le somme de s’effacer devant des exigences qui le dépassent et d’accepter le monde tel qu’il est, pour son bien.
Le mépris de classe s'habille de bienveillance, parle de l'intelligence des citoyen·ne·s. C'est pour mieux dénoncer ensuite l'égoïsme de catégories de population inconscientes de leurs privilèges, que le chercheur saura guider vers la raison de l'intérêt supérieur. Pour citer Bernard Lahire encore une fois, «on sacralise d'autant plus l'individu libre et autonome qu'on veut le rendre responsable de tous ses malheurs». Et exiger qu'il se soumette à ce qui est bon pour lui.
[1] Sur les liens entre périurbain et vote Front national, voir un résumé des discussions dans Slate et un précédent billet sur ce blog.
[2] Didier Éribon, D'une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Léo Scheer, 2007.