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Interview

Stéphane Floccari : «A Noël, il faut retourner voir les siens, parfois un peu douloureusement»

Retournant aux sources d’une tradition païenne transformée par le christianisme, le philosophe s’interroge sur la tension entre joie et mélancolie associée à cette fête familiale. Et glisse quelques conseils pour aborder la fin d’année en toute sérénité.
(Dessin Simon Bailly)
publié le 21 décembre 2018 à 18h26

Peut-on sortir indemne de la période des fêtes ? Après avoir publié l'an dernier une invitation à repenser la Saint-Sylvestre avec Nietzsche, Stéphane Floccari, professeur de philosophie à l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep), propose aujourd'hui un kit de survie intellectuelle pour affronter Noël. Elégant, Survivre à Noël est un essai moins affolé que son titre ne le laisse suggérer.

Pourquoi avez-vous cherché à penser cette «drôle de fête» ?

En préparant mon précédent ouvrage sur Nietzsche, je me suis intéressé à sa correspondance autour de Noël et du nouvel an. Dans sa biographie, la période des fêtes de fin d’année est une période épouvantable. Il s’est avéré que son vécu était en résonance avec celui de beaucoup de personnes de mon entourage, qui me disaient que pour eux Noël était une superbe fête, à laquelle ils se joignaient avec plaisir, enthousiasme, mais qui était pourtant également difficile à aborder. Ce n’est pas une fête que l’on prépare mais pour laquelle on a besoin de se préparer. Cette idée a été le soupçon initial. Est-ce qu’il y a un rapport entre l’histoire de cette fête et la manière dont les gens la vivent ? Je voulais décrire l’expérience subjective des individus à Noël. Mais pour arriver à ce point de vue, il fallait que je parte plus largement d’une anthropologie historique de Noël.

Justement, comment est née la version contemporaine de Noël, celle que nous connaissons ?

Aujourd'hui, Noël semble être la grande fête chrétienne par excellence, alors que le christianisme ne l'a pas immédiatement célébrée. Initialement, la naissance du Christ était fixée au 28 mars, juste après l'équinoxe de mars, c'est-à-dire le moment où s'équilibrent la durée de la nuit et celle du jour. Et quand, dès le IVe siècle, on a commencé à célébrer la fête de la Nativité, le 25 décembre, celle-ci s'adossait en réalité à d'antiques pratiques païennes célébrant la régénération de la nature, comme le sol invictus des Romains, les Saturnales, ou le culte de Mithra en Perse que les soldats de l'armée de Pompée ont ramené autour de 68 avant notre ère. Au début du XVe siècle encore, les chrétiens rechignaient à fêter Noël, qui donnait lieu à un certain nombre de débordements, comme lors des parodies de messes célébrées par des enfants, qui endossaient le rôle de «l'abbé de Liesse» ou «l'abbé de Déraison». Il y eut même des «messes des fous» données par des ânes, ce qui provoqua de véritables scandales ! Jusqu'à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Noël passait plutôt inaperçu. La Révolution ne l'a pas aidé, mais la fête est devenue officielle sous Napoléon, en 1802. Deux épisodes mènent ensuite au Noël qu'on connaît aujourd'hui. En 1840 d'abord, en Angleterre, la reine Victoria a joué un rôle déterminant puisqu'elle est a été la première à exposer un grand sapin de Noël illuminé au château de Windsor, ce qui a donné le coup d'envoi du Noël contemporain. Puis, le pont s'est fait entre le fond culturel anglo-germano-hollandais et les Etats-Unis entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Le plan Marshall, l'exportation de la culture américaine via Hollywood et le merchandising moderne ont introduit Noël en France comme une vraie fête commerciale dans les années 50 - même si pendant l'entre-deux-guerres il existait déjà des bimbeloteries, ces petits marchés au bord de la Seine ou les ouvriers venaient boire du vin chaud et acheter un cadeau.

Vous citez le sociologue Paul Yonnet, qui affirme que l’on n’est «jamais tout à fait libre de ne pas participer à une fête». Peut-on échapper au réveillon familial ?

Souvent, on ne peut pas ne pas participer à une fête, car c’est un fait social et culturel qui vous englobe et vous emporte, auquel vous devez vous mêler pour des raisons à la fois sociales et intimes. Plus qu’aucune autre fête, Noël s’est instaurée dans les consciences comme la célébration de la famille, de l’enfance redéfinie par le nouveau cadre familial recentré autour des enfants. Sous l’Ancien Régime, ils étaient plutôt quantité négligeable et ne faisaient pas l’objet de cadeaux. Ils étaient parfois même punis : on disait que le Père Fouettard venait tancer les enfants méchants et récompenser ceux qui avaient été sages.

Noël, pour vous, c’est aussi un temps suspendu ?

Dans toute fête, il y a une suspension du temps social. Mais Noël est, sur le plan familial et intime, un moment très particulier de l'année, où il faut retourner voir les siens. En partant de la figure d'Ulysse, j'évoque la nostalgie et la difficulté qu'il peut y avoir à retourner dans sa famille. Du point de vue de l'individu, ce retour implique une tension entre le soi statutaire multiple, qui évolue avec le temps - je suis à la fois beau-frère, oncle, fils - et le soi intime. A partir du moment où il faut revenir quelque part, c'est qu'il y a eu une rupture. Noël est une fête du home sweet home, la célébration de ce foyer dans lequel je retrouve de l'intimité. Sauf que la fête de Noël, elle, se passe souvent chez ses parents, vers lesquels on revient parfois un peu douloureusement. Didier Eribon ou Annie Ernaux ont très bien décrit ce moment où le soi statutaire ne peut effacer les tourments du soi intime, c'est-à-dire du soi subjectif et personnel. Ce retour chez les siens est un moment très particulier. C'est un peu le rodéo du souvenir.

Chez Dickens, Andersen, Coppée, le conte de Noël est bien souvent une affaire de survie. Comment expliquez-vous la prégnance de ce thème dans la littérature consacrée à Noël ?

En partant de Nietzsche, en état de survie en période de Noël, je me suis rendu compte que je n'ai croisé dans la littérature de Noël que des personnages menacés dans leur intégrité physique, morale, sociale, psychologique, intellectuelle. Je crois que c'est pour ça que les histoires de Noël se sont si bien agrégées aux contes de fées dont Bruno Bettelheim a fait l'analyse. Ils comportent toujours l'appréhension d'une épreuve par des individus, souvent des enfants, confrontés à des expériences limites comme le deuil ou l'abandon. Et tout cela a été charrié dans l'imaginaire littéraire et cinématographique de Noël de manière extrêmement puissante. Un des plus beaux contes cinématographiques de Noël est La vie est belle de Frank Capra, mais je suis aussi très attaché à Smoke, un film de Paul Auster. Ce sont de très beaux contes de Noël qui racontent cette épreuve sociale, à la fois collective et individuelle, qui tourmente des personnages au bord de la rupture, parfois du suicide. Comme George Bailey dans La vie est belle, par exemple.

Quelle pourrait être la formule pour passer un réveillon réussi lorsqu’on aborde Noël avec mélancolie ?

On peut s'y préparer en amont, intérieurement, en se fixant soi-même son seuil de satisfaction et de réussite. C'est une fête dans laquelle chacun a des attentes très individuelles sous le jeu social - comme pour le nouvel an, où l'on se permet en revanche de penser à soi. Je crois qu'il faut oser le faire dès Noël. Faire des cadeaux si l'on veut, comme on veut. Consommer peut-être mieux, ou moins. Et puis on peut faire plaisir à ses enfants mais en leur transmettant le sens de la fête. Une fête du vivre-ensemble, une fête du lien humain, qui n'a pas besoin d'être une avalanche de cadeaux, un potlatch [don à caractère sacré constituant un défi de faire un don équivalent pour le donataire, ndlr] consumériste, pour être une belle fête. Un Noël réussi, c'est d'être avec ses proches, ou d'avoir une pensée pour eux s'ils ne sont pas ou plus là. Etre avec ceux qui sont présents, essayer de s'entendre avec eux, mais peut-être ne pas se forcer si ça n'est pas possible. Ne pas se contorsionner dans tous les sens, s'écouter un peu, et ne pas s'imposer un réveillon qui n'est pas le sien. On peut à la fois respecter sa famille et choisir de construire un moment pour soi, choisir avec qui l'on veut être.