Questions à Claire Nicolas, doctorante en
histoire du sport à l'université de Lausanne et à Sciences Po Paris.
Ses recherches s'appuient sur une démarche croisée entre sociologie
politique historique et études
de genre. Son projet de thèse se concentre sur le rôle des sports dans
la construction nationale ghanéenne et ivoirienne. Elle a récemment
publié
« Des corps connectés : les Ghana Young Pioneers, tête de proue de la mondialisation du nkrumahisme (1960-1966) ».
Comment
se développent les pratiques sportives à l’époque coloniale au Ghana et en Côte
d’Ivoire ? Comment les jeunes filles y sont-elles intégrées ?
Dans les
colonies, la pratique du sport, que ce soit en club ou dans le cadre scolaire,
commence dès le début du xxe
siècle. Avec la colonisation, les jeunes hommes, notamment dans les villes
côtières, se confrontent aux pratiques culturelles européennes, dont le sport.
Le football est bien évidemment une pratique de prédilection pour les jeunes
garçons. On en retrouve la trace dans toutes les classes sociales.
Dans la colonie
anglaise, le sport se développe rapidement sur l'ensemble du territoire. Dans les
mines d'or de l'Ashanti (dans le centre de l'actuel Ghana), les villes de la
côte atlantique, les cours d'écoles rurales… Des Africains aisés, urbains et
lettrés, institutionnalisent ces pratiques dès les années 1920, notamment
autour d'Accra et Cape Coast. Ces hommes revendiquent un mode de vie de gentleman,
calqué sur le modèle britannique. Ils ont parfois étudié en Angleterre, en
Écosse… C'est entre ces établissements lointains et les écoles missionnaires qu'ils
ont commencé à pratiquer les sports, et pas uniquement du football ! Parmi
les pratiques sportives de ces hommes lettrés, on retrouve du tennis, du
cricket, du hockey sur gazon, de l'athlétisme… Qu'en est-il des jeunes
femmes ? au guidisme (le scoutisme féminin), en accompagnant leurs frères ou leurs
pères dans les clubs ou via l'école. Elles font principalement du netball ou du
hockey, voire du tennis pour certaines d'entre elles. Toutefois, la pratique
dépend des hiérarchies sociales et genrées. La pratique ne dépasse pas
véritablement le cercle des jeunes filles de la bourgeoisie africaine d'Accra.
Dans les écoles missionnaires coloniales, les filles sont très peu nombreuses. À
l'école primaire, l'éducation physique et le sport y sont bien souvent remplacés
par des cours d'économie domestique, d'hygiène ou de danses dites « traditionnelles ».
En Côte
d’Ivoire, le très faible taux de scolarisation limite l’implantation des sports
via les établissements scolaires. Or, il s’agit du plus important canal de
diffusion du sport auprès des fillettes africaines. Ce n’est qu’à partir des
années 1940 que cela se développe plus largement. La montée en puissance du
scoutisme (masculin puis féminin) est là aussi un facteur important. Comme les
garçons, les fillettes font des courses d’orientation, des jeux sportifs… Et
dans les années 1950, on compte même quelques clubs de basket féminin à
Abidjan. Pour autant, ceux-ci restent très contrôlés par l’église catholique et
l’administration scolaire.
En effet, le
sport colonial reproduit les préoccupations genrées des métropoles. Que ce soit
en Gold Coast (le nom du Ghana colonial) ou en Côte d’Ivoire, la lecture des
discours, des plans de cours ou des inspections scolaires des années 1950 est
éclairante. L’administration coloniale produit une rhétorique raciste selon
laquelle l’éducation physique et le sport doivent permettre aux Africains
(garçons et filles) d’en finir avec une paresse qui leur serait propre. Mais
plus encore, les jeunes filles sont censées former leurs corps en vue de la
maternité et devenir gracieuses et élégantes. Elles ne doivent surtout pas se
« masculiniser » par un exercice trop intense. Au contraire, les
garçons doivent devenir forts, courageux, se former au combat. Les enseignants
reproduisent ces schémas dans les cours d’école. C’est pourquoi, même quand les
filles pratiquent du sport, elles n’ont pas nécessairement les mêmes activités
que les garçons. Rondes et danses pour les filles, à la rigueur basket ou
volley en Côte d’Ivoire, hockey en Gold Coast, mais ni boxe ni football. Avec la
généralisation et l’institutionnalisation des sports en contexte colonial, un
ordre genré, assez proche de celui à l’œuvre en Europe, se superpose à l’ordre
racial colonial.
Et après les indépendances ?
Les indépendances sont l’occasion
de remettre en question les hiérarchies coloniales. Le Ghana devient
indépendant en 1957, sous la houlette du panafricain Kwame Nkrumah. La Côte
d’Ivoire acquiert l’indépendance en 1960, emmenée par Félix Houphouët-Boigny.
Celui-ci revendique la continuité des relations avec la France. Dans les deux États,
on observe une massification de la pratique sportive, notamment grâce aux
progrès de la scolarisation. Le sport devient à ce moment-là un moyen de former
les citoyens et les citoyennes de demain. Nous pouvons citer deux exemples de
cette mise en mouvement de la jeunesse, l’un en Côte d’Ivoire et l’autre au
Ghana.
En Côte d’Ivoire, l’Office
ivoirien du sport scolaire et universitaire (OISSU, calqué sur son équivalent
français) devient un bassin de recrutement sans précédent pour les compétitions
sportives internationales. Si les filles représentent 10% des licenciés en
1960, elles sont 30% en 1980. Les adolescents, au terme de leur formation, sont
chargés de « défendre les couleurs de la Nation ». Toutefois,
l’opposition entre force masculine et grâce féminine perdure. Selon les
directives du ministère, l’éducation des jeunes filles se concentre sur la
gymnastique féminine, la danse gymnique… Au contraire, les jeunes garçons
doivent apprendre la force et l’adresse. Ils conservent par ailleurs l’exclusivité
de la pratique du football, devenu un élément essentiel de la définition de la
masculinité post-indépendance.
Au Ghana, jusqu’en 1966, c’est le
mouvement de jeunesse des Ghana Young
Pioneers qui prend en main la formation des jeunes. Héritier du scoutisme, il
vise la formation politique, morale et physique des jeunes. Ces derniers
s’adonnent dans ce cadre au tennis de table, au football… Mais là encore, on
observe des disparités de genre. Alors que les garçons sont encouragés à faire
du football et surtout à se former à des disciplines paramilitaires, ce n’est
pas le cas des jeunes filles, que l’on oriente plus volontiers vers l’économie
domestique, là encore pensée comme une alternative à la pratique physique
sportive. Après la chute du gouvernement de Nkrumah en 1966, le mouvement de
jeunesse est dissous.
Dans l’ensemble, durant les
décennies qui suivent les indépendances, les championnes internationales sont largement
médiatisées. En un mot, elles deviennent des célébrités. C’est le cas de la
joueuse de tennis de table ghanéenne Ethel Jacks ou des joueuses de l’équipe
nationale de handball de Côte d’Ivoire. Que ce soit dans les photos de la
presse d’État ou à la télévision publique, de nombreuses images les montrent en
plein championnat ou sur le tarmac de l’aéroport national voire en train de
faire un salut au drapeau avant une compétition. Vêtues de shorts, elles
correspondent aux critères de beauté des années 1970 : à la fois
gracieuses et musclées, bien souvent élégantes et coiffées à la dernière mode. Elles
sont des ambassadrices de la Côte d’Ivoire ou du Ghana à l’étranger. Ces jeunes
femmes incarnent la modernité africaine telle qu’envisagée par leurs chefs
d’État. Cette modernité est strictement encadrée. En Côte d’Ivoire comme au
Ghana, les déplacements de sportives se font sous la houlette d’un chaperon et
leur comportement sexuel est surveillé de près par leurs encadrants
(entraineurs, directeurs de clubs, cadres du ministère) comme par la société. Bon
nombre d’articles de la presse d’État (que ce soit Fraternité-Matin ou le Daily
Graphic) craignent la liberté sexuelle des jeunes filles, incarnée par
leurs vêtements légers et la prise de contraceptifs, généralisée chez les
sportives. Ces injonctions viennent aussi de la presse spécialisée comme Jeunesse et Sport (le magazine officiel du
ministère de la Jeunesse et des sports de Côte d’Ivoire), où un auteur déplore tout
à la fois la liberté sexuelle des sportives de haut niveau, qu’elles retardent
les grossesses, que leur corps ne se masculinisent et enfin que celles-ci refusent
« de faire profiter autrui de [leur] corps ».
Pouvez-vous
nous parler de ce que sont devenues ces sportives aujourd’hui ?
L’exemple de l’équipe national de
Côte d’Ivoire de handball féminin peut donner un éclairage intéressant sur ces
trajectoires. Ces jeunes filles se sont engagées dans le sport durant leur
scolarité via l’OISSU. L’accès à l’éducation secondaires pour les jeunes filles
est alors un privilège qui ne profite bien souvent qu’aux foyers les plus aisés.
Elles sont recrutées dans les années 1970 par un coopérant français, Michel
Baldino, qui est professeur d’éducation physique et sportive du lycée de jeunes
filles de Bouaké. À ses côtés, elles remportent plusieurs fois de suite le
championnat de Côte d’Ivoire ainsi que des championnats internationaux. Elles
forment l’ossature de l’équipe nationale. Après ce passage, bon nombre d’entre
elles font des études supérieures à Abidjan : à l’université ou à
l’Institut national de la jeunesse et des sports, qui forme les futurs cadres
et enseignants du ministère des Sports. En visant une carrière dans
l’administration publique, ces jeunes femmes correspondent au modèle de
l’ascension sociale promue par le gouvernement d’Houphouët. Dans les années
1980, avec la vague de plans d’ajustement structurels et les politiques
d’austérité mises en place en Côte d’Ivoire, les possibilités se resserrent.
Sur la cohorte de joueuses, la plupart restent des cadres intermédiaires,
deviennent enseignantes ou femmes au foyer. Mais quelques-unes se démarquent
et obtiennent des postes de cadres au sein de la Fédération de handball, du
Comité national olympique, du ministère des Sports, du ministère de l’Éducation
nationale… Si elles sont peu nombreuses, la proportion d’anciennes sportives
aux postes clé de l’administration sportive ivoirienne reste significative. C’est
là que leur capital symbolique d’anciennes championnes leur permet de se
démarquer et de mettre en valeur leur position au sein d’une profession très
masculinisée. Elles sont d’ailleurs très conscientes de leur statut de
pionnières et des difficultés afférentes. Elles ont obtenu ce statut en
s’appuyant sur des réseaux de solidarité complexes, entre liens politiques,
sororité sportive et relations familiales.
Aujourd’hui ces anciennes
sportives font partie de la rhétorique de l’émergence du gouvernement Ouattara.
D’une part, leur trajectoire ascendante évoque une réussite sociale non
négligeable et d’autre part, la présence de femmes dans des postes en vue
permet de s’aligner sur les objectifs de développement onusiens. Dans leur
jeunesse, elles étaient le symbole de la réussite de l’État-nation houphouëtiste.
Dorénavant, la présence de femmes au sein du gouvernement permet de mettre en
scène une Côte d’Ivoire moderne, libérale et pacifiée.
Pascale Barthélémy, Africaines et diplômées à l’époque
coloniale, 1918-1957 (Presses universitaires de Rennes, 2010).
Anaïs Bohuon, « Sport et bicatégorisation
par sexe : test de féminité et ambiguïtés du discours médical », Nouvelles
Questions Féministes, vol.
27, no. 1 (2008) : 80–89.
Claire Nicolas, « Des corps
connectés : les Ghana Young Pioneers, tête de proue de la mondialisation du nkrumahisme
(1960-1966) », Politique Africaine,
vol. 3, no. 147 (2017) : 87-107.
Stephen Miescher, Making
men in Ghana (Indiana University Press, 2005).