Elisa Prosperetti est une doctorante en histoire de l'Afrique à Princeton (États-Unis). Elle étudie l'histoire de l'éducation en relation avec les concepts de développement, de construction nationale et de citoyenneté au Ghana et en Côte d'Ivoire au XXe siècle. Son travail a déjà été publié dans History in Africa, Journal of African History et Ghana Studies.
Pourquoi étudier
l’éducation postcoloniale au Ghana et en Côte d’Ivoire ensemble ?
De manière
différente, le Ghana et la Côte d’Ivoire étaient des pays phares au moment des
indépendances en Afrique. Grâce à l’exploitation de cacao dirigée par les
agriculteurs africains, ils étaient les pays les plus riches de la sous-région
(rappelons-nous de la célèbre citation de M. Houphouët-Boigny, qui ne voulait
plus que la Côte d’Ivoire soit la vache à lait de l’AOF !).
Ces deux pays
avaient une autre similarité : ses chefs d’état très connus à l’échelle
continentale. Très ambitieux, Houphouët-Boigny et Nkrumah partageaient le désir
de faire de leur territoire, une nation « moderne et modèle » (pour emprunter
la phrase d’Houphouët-Boigny) qui serait à la tête de l’émancipation africaine.
Et pour tous les deux, l’expansion massive de l’accès à l’école était
fondamentale, pour lancer cette émancipation. En effet, pendant les années 60,
le Ghana et la Côte d’Ivoire ont tous les deux investi une très grande
proportion de leur budget national dans l’éducation (environ 20%).
Pourtant, Nkrumah
et Houphouët-Boigny avaient des approches très différentes pour accéder à cette
modernité si souhaitée. Le ghanéen prônait une politique panafricaine et non
alignée, axée sur des modèles locaux. En revanche, l’Ivoirien promouvait une
politique orientée vers le modèle français, et insistait sur le fait que
l’Afrique ne pouvait pas se moderniser sans l’appui de la France. Cette
opposition politique fut manifeste en 1957 lors de la seule visite officielle
de Nkrumah en Côte d’Ivoire. À cette occasion, Houphouët avait lancé un défi à
son frère ghanéen : lequel de leurs deux pays serait le plus développé d’ici
dix ans ?
Je voulais découvrir
comment ces deux personnalités ont conçu l’éducation comme « moteur du
développement » dans deux situations politiques très différentes, mais
dans le même contexte géopolitique, économique, social etc...
Quelles sont les
différences majeures des systèmes éducatifs au Ghana et en Côte d’Ivoire
postcolonial ?
Il y a plusieurs
différences entre les systèmes d’éducation des deux pays. Ici je voudrais en
signaler une que je trouve assez révélatrice : la langue d’instruction !
Prenons la question de la pénurie d’enseignants qualifiés en Afrique
sub-saharienne (même si le problème était mondial après-guerre, vu la
massification de l’éducation publique, c’était l’Afrique qui en souffrait le
plus). Toutes les anciennes colonies—qu’elles soient anglaises, françaises, ou
belges—devaient faire face à ce problème urgent. Pourtant, les anglophones
pouvaient compter sur des avantages que n’avaient pas les francophones.
L’essor fulgurant
des États-Unis—lui-même une ancienne colonie britannique—suite à la deuxième
guerre mondiale a mis à la disposition des nouveaux états anglophones, une
source potentielle d’enseignants qui ne provenaient pas de l’ancienne
métropole. En fait, au départ, le Peace
Corps a été créé pour répondre à la demande de Kwame Nkrumah pour recevoir
plusieurs centaines d’enseignants américains (une institution qui eut son
utilité puisqu’il a été estimé qu’entre 1961 et 1991, cinq pour cent de la
population ghanéenne a eu un enseignant du Peace
Corps). De plus, les États-Unis ont aussi servi comme destination alternative
(à l’Angleterre) pour les Ghanéens qui voulaient poursuivre leurs études à
l’étranger. Le fait qu’il y avait une puissance mondiale désireuse d’étendre
son influence en Afrique, partageant la même langue « coloniale » que le Ghana,
offrait une autre voie à celle préconisée par l’ancien colonisateur. Ces
circonstances historiques ont aidé à casser la dynamique néocoloniale qui s’est
instaurée dans beaucoup de pays africains francophones.
Très souvent, on
accuse la Côte d’Ivoire d’avoir suivi une politique trop orientée vers les
intérêts français. En effet, c’est Houphouët-Boigny lui-même qui a inventé le
terme « Françafrique ». Pourtant, Houphouët-Boigny se plaignait que la vache à
lait de l’AOF était le territoire « le plus pauvre en intellectuels ». Pendant
les années 50, la Côte d’Ivoire ne disposait que de 4 avocats (alors que le
premier avocat ghanéen fut diplômé en 1887). Il y avait un manque urgent
d’enseignants pour pourvoir les collèges et lycées qui commençaient à s’ouvrir
pendant les années 50 et 60.
La situation a
empiré suite aux meurtres xénophobes de 1958 contre les fonctionnaires
africains (sénégalais, dahoméens, togolais etc.). Environ 20.000 ont été
expulsés dont une grande partie des enseignants de Côte d’Ivoire. Alors que les
anglophones pouvaient des enseignants dans plusieurs pays, les francophones
n’avaient que les Français, les Canadiens, les Belges et les Suisses—et, pour
des raisons que tout le monde connaît, seul le gouvernement français avait la
volonté d’en fournir un nombre conséquent. Je ne minimise pas les « complots »
menés par Houphouët-Boigny contre les intellectuels ivoiriens mais de toute
façon ils n’étaient pas assez nombreux ni suffisamment orientés vers
l’enseignement pour combler ce déficit en ressources humaines.
Quelles sources
pour étudier la Côte d’Ivoire et le Ghana postcolonial ?
En 2016, lors de
mon entretien avec Bernard Dadié, l’écrivain célèbre a lancé une des formules
qui lui sont caractéristiques : « la capitale de la Côte d’Ivoire est à Nantes
». En désignant la ville où se trouvent les archives diplomatiques de la
France, il tenait à souligner les enjeux de la connaissance, et donc du
pouvoir, que France entretenait avec la Côte d’Ivoire. Néanmoins, le cas du
Ghana n’est pas beaucoup plus simple. Comme l’a montré Jean Allman dans son
article de 2013 « Phantoms of the Archive », l’idéal d’une archive proprement
dite « nationale » en Afrique postcoloniale est partout une illusion. Son
constat est particulièrement vrai dans le cas de l’histoire de l’éducation
formelle (c’est-à-dire occidentale) qui a, depuis l’arrivée des premiers
missionnaires en Afrique, été un domaine « extraverti » (comme l’aurait dit
Jean-François Bayart).
Désormais les
historiens du Ghana ne se croisent plus qu’à Accra et Londres ; ils sont aussi
présents dans les salles de lecture des archives américaines, allemandes, et
françaises. Il en va de même pour les chercheurs qui s’intéressent à la Côte
d’Ivoire. Pour ne citer que deux exemples, les travaux récents d’Abou Bamba et
Frédéric Grah Mel s’inspirent des sources que les auteurs ont consultées aux
États-Unis.
Le résultat c’est
que le parcours pour récupérer l’histoire dispersée de l’Afrique postcoloniale
est exigeant pour le chercheur muni de fonds, de temps et d’un passeport « acceptable »
par les pays du nord. Ce même parcours n’est absolument pas accessible au
chercheur qui n’a pas de moyens identiques. Pour les historiens de l’Afrique
postcoloniale, c’est peut-être ça « le plus long scandale » : la
décolonisation de la production de savoirs reste toujours à faire.
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