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Libération
Chronique «La cité des livres»

Des racines et des zèles

Chronique «La cité des livres»dossier
Olivier Roy, spécialiste de l’islam, s’interroge dans son dernier essai sur les «racines chrétiennes» de l’Europe. Sur un continent largement sécularisé, cette question apparemment de nature religieuse cache des réactions et des peurs identitaires.
Le clocher de l'église Saint-Bruno, à Lyon, le 4 octobre 2017 (Photo JEFF PACHOUD. AFP)
publié le 2 janvier 2019 à 18h36
(mis à jour le 2 janvier 2019 à 19h51)

Faut-il défendre, promouvoir, exalter, les «racines chrétiennes de l’Europe» ? Le débat agite régulièrement l’opinion du continent, sous des formes différentes selon les pays, mais toujours ardentes et passionnées. Nanti d’une solide érudition, familier des polémiques sur l’influence des religions dans le monde contemporain, Olivier Roy apporte un éclaircissement précieux dans une discussion trop souvent marquée par la confusion et les arrière-pensées.

Rappeler que l'Europe a des racines chrétiennes ? A priori, la proposition présente tous les atours de la banalité. Un territoire où l'on rencontre à tous les coins de rue les traces ostensibles de la tradition chrétienne, églises, calvaires, toponymes, «manteau de cathédrales», où le calendrier et les fêtes chômées sont si souvent issus du christianisme, ne peut nier ses origines. A condition de préciser qu'il y en a d'autres, certes moins prégnantes, mais tout aussi manifestes : tradition romaine, juive, musulmane, païenne, etc.

Le christianisme a dominé l’Europe pendant des siècles par la foi et par le fer. Qui peut dire le contraire ? En fait, si l’on rappelle bruyamment cette évidence, ce n’est pas par souci d’histoire. Ceux qui brandissent ces «racines chrétiennes» comme un ostensoir ont autre chose en tête. Pour l’essentiel de défendre non une spiritualité ou une conviction religieuse (souvent, ils ne sont guère croyants et encore moins pratiquants), mais une identité culturelle qu’ils jugent menacée.

C’est là que Roy établit de précieuses distinctions. Les sectateurs des racines chrétiennes sont, en effet, de plusieurs sortes. Les plus bruyants et les plus agressifs ont avant tout la volonté d’opposer ces «racines» à la montée de l’islam, qu’ils jugent étranger à l’identité européenne. Laquelle est conçue comme un héritage intangible qu’il faut préserver dans son intégrité, alors même qu’il est constitué d’apports divers et qu’il est en constante évolution. L’ennui pour cette défense politique du christianisme, c’est que l’influence chrétienne sur le continent s’est effondrée depuis les années 50.

Variée selon les pays, la pratique religieuse, catholique ou protestante est en chute libre depuis cette époque. En France, les chrétiens pratiquants représentent à peine 10 % de la population, proportion encore plus faible chez les jeunes. Un pourcentage élevé d’Européens continue de se dire chrétien. Mais beaucoup ne pratiquent plus du tout. Pire, une partie d’entre eux n’adhère pas aux dogmes essentiels de la religion. En France, 59 % des sondés se déclarent catholiques, mais 38 % seulement disent croire en Dieu. Les vocations de prêtre sont rares, et les églises se vident. Ce qui veut dire que la référence chrétienne est bien moins religieuse qu’identitaire. Au vrai, on parle là d’une culture et non d’une foi.

Cette réaction identitaire est d’ailleurs jugée avec méfiance par les grandes Eglises chrétiennes, catholiques ou protestantes. En France, la dénonciation d’un «danger islamique» n’est pas le fait de la hiérarchie catholique. Au contraire, les clercs, les évêques, fidèles au message pontifical, notamment celui du pape François, prêchent l’accueil des populations étrangères, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes, et la tolérance envers les religions en général, dont l’islam. Souvent, ce sont des associations chrétiennes qui œuvrent pour l’accueil des migrants, dont beaucoup sont musulmans.

Pour les Eglises, le danger est ailleurs : dans la domination d'une modernité agnostique, fondée sur un certain matérialisme marchand, un vertige technologique et une culture sécularisée qui leur semblent une résurgence du paganisme. Quand Jean Paul II lançait «France, qu'as-tu fait de ton baptême ?» il ne parlait pas de l'islam, ni de l'identité chrétienne comme culture traditionnelle, mais du matérialisme occidental. Abandonnant leur prétention à influencer l'ensemble de la société (voir l'effacement des partis chrétiens-démocrates et l'acceptation des principes laïques, au moins depuis Vatican II), les Eglises se replient sur des principes purement sociétaux, comme le refus de l'avortement, la critique du «mariage pour tous» ou l'éloge de la famille traditionnelle. Elles se méfient tout autant du «laïcisme» que certains opposent à la montée de l'islam. Pour la bonne raison que cette intransigeance laïque, dirigée contre les musulmans, se retourne aussi contre elles.

Pour satisfaire le principe d'égalité, l'interdiction des signes religieux à l'école touche les musulmans, mais aussi les juifs et les catholiques. D'une manière générale, quand les tribunaux ou les Etats sont saisis de questions religieuses, souvent en raison de l'irruption de l'islam dans l'espace public, ils tranchent en faveur d'une vision laïque de la société qui touche toutes les religions et non une seule. Pour Roy, quelle que soit l'intensité du discours sur les racines chrétiennes, le processus fondamental reste à l'œuvre : celui d'une sécularisation continue des sociétés européennes, à peine freinée par la résistance et les religions qui sont toutes le fait de groupes minoritaires. On parle des racines chrétiennes mais l'arbre est de plus en plus laïque, athée ou agnostique. «Si le diable est la sécularisation, écrit Roy, alors le diable est partout.» Un paradoxe qu'il est bon de méditer en ces temps où l'on parle tant de «retour du religieux».