Avec qui jouent les enfants blancs à la récré ? Qui côtoient-ils à l’entraînement de foot ? Quand leurs parents verrouillent-ils les portes de la voiture ? La sociologue américaine Margaret A. Hagerman a mené une étude ethnographique sur des familles blanches issues de milieux aisés pendant près de deux ans, en 2011 et 2012, dans une ville non identifiée du Midwest aux Etats-Unis.
Elle a emménagé dans ce lieu où la population est à 85 % blanche pour interroger 36 enfants âgés de 10 à 13 ans. Elle les a suivis à la maison, à l’école, aux fêtes d’anniversaires, aux cours de musique et aux matchs du dimanche, pour voir ce qui, au quotidien, les met ou non face à la prise de conscience de leur privilège : celui du confort matériel dans un système où le filet de sécurité social est faible, et celui d’être blanc dans un pays où la couleur de peau confère encore des avantages matériels et symboliques.
Dans White Kids (NYU Press, septembre 2018, non traduit), Hagerman, professeure de sociologie à l'université d'Etat du Mississippi, raconte le quotidien des familles de trois quartiers : l'un, en banlieue, très conservateur, blanc à 96 % ; le deuxième, urbain, progressiste et proche d'un district majoritairement noir ; le dernier, urbain et plus divers également, prisé des familles blanches parce qu'il aurait «le meilleur lycée de la ville».
La chercheuse montre que les décisions prises par les parents sur le mode de vie des enfants dictent bien plus leur vision de la question raciale que leurs tirades ou leurs silences sur le sujet. Et que tous les jours, même à cet âge, les enfants se forgent une opinion sur ce qu’est le privilège.
Pourquoi s’intéresser aux enfants blancs, a priori les moins concernés par le racisme aux Etats-Unis ?
Les études sur le phénomène de socialisation raciale se sont déjà beaucoup centrées sur les familles appartenant aux minorités, en montrant notamment comment les parents noirs parlent des questions raciales à leurs enfants (1). Les familles blanches ont été peu étudiées, parce que le sujet est souvent absent de leurs conversations, notamment chez les plus aisés. Elles sont pourtant concernées par le privilège d’être blanc, et en tirent des bénéfices. Je me demandais quelle conscience et quelle opinion les enfants issus de ces familles en avaient. L’âge de 10 à 13 ans est passionnant à observer car l’enfant commence à réfléchir au monde d’une façon nouvelle, il émet ses premiers avis sur ce qui est juste ou non dans la société, et surtout il est à la croisée de plusieurs cercles, comme la famille, l’école, le club de sport ou les amis.
Lors de vos entretiens avec les enfants sur la notion de privilège, qu’avez-vous découvert ?
Même s'ils étaient tous blancs, tous du même âge et tous issus de milieux aisés, les enfants avaient des avis très différents sur la question. Certains, comme Natalie, du collège de banlieue, considéraient que le racisme n'existait plus depuis longtemps : «Le racisme était un problème quand il y avait les esclaves et tout ça, ou avec l'histoire du bus, etc. Mais après, tout a changé !» Ceux qui fréquentaient des écoles plus diverses reconnaissaient l'existence d'un privilège blanc, même si cela ne veut pas dire qu'ils comptaient tous agir pour y mettre fin. Conor, par exemple, explique que «le racisme est un problème bien plus grand que ce que les gens pensent, mais les Blancs ont peur d'en parler». Ou Chris, qui remarque que la police réprimande plus facilement les enfants noirs que les enfants blancs, pour une même bêtise.
Ces entretiens m'ont, en tout cas, clairement montré que les enfants ne font pas que reproduire les idées de leurs parents. L'influence des frères et sœurs m'a particulièrement frappée : le grand frère de Chris le rassure la veille de la rentrée en disant que si son cadenas ne marche pas, il peut toujours mettre ses affaires dans le casier de quelqu'un d'autre, «mais pas un enfant noir» au cas où il y ait de la drogue dedans. Les enfants forment aussi leur idée de la question raciale en interagissant avec leurs pairs : ils observent qui est invité aux soirées pyjama et qui ne l'est pas, ils voient qu'il vaut mieux admirer certaines célébrités plutôt que d'autres. J'ai assisté à un débat sur Rihanna : la question était de savoir si elle était noire, ou un peu noire, ou si elle était blanche mais utilisait du fond de teint. Carly voulait vraiment que Rihanna soit une femme blanche qui met du fond de teint…
Dans la retranscription des échanges, on sent les enfants hésitants, voire gênés, en évoquant la question raciale. Vous ont-ils confié pourquoi ?
Ils avaient peur d'être racistes ou de sembler l'être, mais pour des raisons très différentes : certains craignaient de blesser les autres, certains étaient prudents simplement pour ne pas donner une mauvaise image d'eux. J'ai observé dans la cour de récré que l'expression «c'est raciste !» revenait souvent, mais sans aucun lien avec une quelconque discrimination. Les enfants m'ont expliqué que pour eux, c'était juste pour blaguer, c'était synonyme de «c'est stupide». Dans le collège de banlieue, le terme «raciste» était même interdit à l'école par le règlement intérieur, comme si c'était un gros mot.
Tout ce malaise me fait penser au concept de «fragilité blanche» développé par la sociologue américaine Robin Diangelo : le moindre stress lié à la race, la simple possibilité d'être vu comme raciste amènent à une réponse émotionnelle extrêmement forte comme la tristesse, la colère, la vexation. Cette susceptibilité mène souvent, selon elle, au silence, ou à une conversation qui se centre sur le vécu de la personne blanche au lieu de se pencher sur le racisme lui-même.
Vous vous attardez davantage sur le rôle de l’école que sur celui des parents dans la prise de conscience du privilège des enfants blancs. Pourquoi ?
J'ai été très frappée de voir, en particulier chez les enfants qui fréquentaient une école privée, à quel point l'appartenance à leur école influençait l'image qu'ils avaient d'eux-mêmes et des enfants scolarisés dans d'autres établissements. Aaron explique que «son école n'est pas pour tout le monde», et que dans les écoles publiques «les enfants se comportent très mal et s'en fichent d'étudier». Simon raconte qu'il a entendu dire que dans les écoles publiques, «les enfants noirs posent plein de problèmes parce qu'ils se battent beaucoup». Le fait d'être dans une école privée leur envoie donc un puissant message sur leur place dans la société : ils pensent qu'ils sont spéciaux, doués, mieux élevés, qu'ils méritent mieux.
Tout comme les autres enfants de leur école… qui se trouvent eux aussi être blancs. Tous prévoient qu'ils auront un bon métier et même une position de «leader» plus tard. Beaucoup pensent que c'est parce que dans leur école, on travaille plus qu'ailleurs. Ils parlent même de méritocratie et du «rêve américain». Quelques-uns souffrent de ce privilège, comme Chris, qui qualifie ses camarades de «snobs» qui n'ont «aucun sens de la réalité».
Qu’en est-il chez les enfants des écoles publiques plus diverses ?
Les enfants sont plus conscients de leur privilège et plus enclins à vouloir le réduire. Mais cela ne supprime pas leur privilège pour autant. Quant aux parents, ils sont face à ce que j’appelle le «casse-tête du privilège» : tiraillés entre l’idée communément acceptée qu’être un bon parent signifie donner autant d’opportunités que ses ressources le permettent, et leur désir authentique de promouvoir un système éducatif plus juste. Ce qui les amène à avoir des comportements incohérents : mettre un point d’honneur à mettre son enfant dans une école diverse, mais payer un prof particulier pour avancer plus vite sur le programme.
En quoi la question raciale est-elle, en définitive, au cœur du mode de vie de la totalité des familles que vous avez observées ?
Le point commun de ces parents aisés est d'avoir emménagé à cet endroit parce que c'était «le cadre de vie idéal». Or, pour tous, qu'ils le disent explicitement ou non, c'est la question raciale qui a guidé leur choix : dans quel quartier vivre, à quelle école aller, à quelles activités s'inscrire, avec qui partager les trajets, où partir en vacances. Les familles qui ont un a priori négatif sur la population noire font en sorte que leurs enfants ne soient pas au contact de cette communauté, et qu'ils puissent évoluer dans leur bulle sans en sortir. Celles qui pensent que leurs enfants doivent, au contraire, côtoyer des enfants différents d'eux, y compris ethniquement, s'installent délibérément dans le quartier où l'école est réputée être plus mixte. Or, c'est là où l'enfant grandit, apprend, se développe. Ces choix façonnent en retour la manière dont leurs enfants perçoivent le sujet.
Pourtant, une bonne partie des familles maintient que la question de la race est pour elles un non-sujet. Comment expliquer ce décalage ?
Les familles du quartier conservateur de banlieue que j’ai étudiées m’ont toutes dit ne pas en parler à la maison. Elles croient à une société «post-raciale», où la couleur de peau ne conditionne plus les opportunités ou les expériences des individus. Pour elles, parler de race est raciste en soi. Aborder ce sujet ne ferait qu’attirer l’attention de leurs enfants sur quelque chose qui ne fait aucune différence. Mais même si ces familles affirment ne pas en parler, elles le font en fait tout le temps, de manière codée ou à la marge des discussions. Quant aux enfants, ils savent très bien ce dont il est question. Quand j’ai joué avec Chris à deviner quelle était l’équipe de cross en train de traverser devant nous au feu rouge, il m’a rétorqué que non, ça ne pouvait pas être celle de tel lycée puisque les filles étaient toutes blanches. Lorsque je me suis dirigée vers le McDonald’s le plus proche après l’entraînement de basket, Edward m’a fait remarquer, en voyant des enfants noirs se lancer des boules de neige, que c’était un quartier dangereux et que nous aurions mieux fait d’aller au McDonald’s habituel. Les enfants observent et remarquent des dynamiques raciales en permanence, que les adultes les leur montrent ou non.
Mais est-il réaliste d’attendre des parents qu’ils donnent à leurs enfants moins que ce qu’ils pourraient leur donner pour compenser le privilège social dont ils bénéficient ?
Je ne pense pas qu’être bon parent et être bon citoyen soient des idées qui s’opposent nécessairement. Il nous faut repenser totalement ce que signifie donner «le meilleur» à son enfant. Collectivement, on a tendance à penser que ce sont les meilleures écoles, les meilleurs stages, les meilleurs professeurs, les meilleurs entraîneurs.
Mais je pense que le cadeau de vivre dans une société moins inégalitaire, moins conflictuelle et moins souffrante, est bien plus grand. Les familles que j’ai suivies essayaient toutes de trouver leur cap et d’agir au niveau individuel, mais c’est très difficile parce que le problème du racisme aux Etats-Unis est structurel. Si le système éducatif était non-discriminant, fondamentalement plus juste, le casse-tête du privilège n’existerait ni pour les parents ni pour les enfants.
(1) Nous avons choisi de conserver l’expression «race» très usitée aux Etats-Unis. Elle s’entend non pas au sens biologique, mais dans ce que la «race» charrie outre-Atlantique de représentations, et donc de conséquences sociales.