En partenariat avec la Fédération Parapluie Rouge, nous relayons les témoignages de travailleurSEs du sexe recueillis au mois de novembre 2018 sur l'impact de la pénalisation des clients sur les conditions de vie et de travail. Cette collecte de témoignages se déroule dans le cadre de la Question Prioritaire de Constitutionnalité actuellement en cours concernant la pénalisation des clients.
Les personnes dont nous relayons les témoignages sont issues de communautés variées de travailleurSEs du sexe : femmes cisgenres, transgenres, hommes cisgenres, transgenres, travaillant dans la rue ou sur internet, maîtrisant le français ou non, ayant un titre de séjour en France ou non. Le constat est encore une fois sans appel : la pénalisation des clients nuit aux travailleurSEs du sexe, quel que soit leurs modalités d’exercice, quel que soit le degré d’autonomie dont elles disposent dans leur activité, quelle que soit leur situation au regard du séjour en France. Pour des raisons de garantie d’anonymat, les prénoms ont été modifiés et nous ne publions pas l’origine du témoignage.
J'ai 32 ans. Je suis une femme trans. J'ai commencé à pratiquer de manière régulière à l'âge de 28 ans, entre 2014 et 2015. En 2016, lorsque la loi de pénalisation des clients est passée, je ne pensais pas être concernée directement. Sans avaler le discours militant (prohibitionniste, à prétention « abolitionniste ») qui soutenait cette loi en 2016, selon lequel « seuls les clients seraient visés », même si je craignais pour des ami.e.s et collègues, je pensais que ça ne changerait pas grand-chose à « ma pratique » du travail du sexe. A savoir par internet, et en « outcall » (extérieur) uniquement. Mais dans les deux dernières années, j'ai commencé à voir rapidement des clients très différents de ceux d'avant. De plus en plus pressants, littéralement mettant la pression, qui ont commencé à négocier quasi-systématiquement les prix au rabais, qui forcent sur les pratiques, etc. Bien entendu, ce type de clients ont toujours existé, mais contrairement à des clichés répandus ils ne constituaient pas nécessairement la norme avant cette loi, depuis l'adoption de laquelle ces comportements tendent à se généraliser.
Cette pression constante est de plus en plus présente est venue s'ajouter à la dégradation des conditions d'exercice du travail du sexe (de type «prostitution ») dans la mesure où pour moi comme pour de nombreuses collègues, la condition pour continuer à travailler est de céder à des pratiques non-consensuelles, plus risquées pour nous (telles que la fellation nature), et parfois (souvent?) à moindre prix. Loin de créer, en aucune manière, une alternative ou un « parcours de sortie » (pas nécessairement souhaité, d'ailleurs, par la plupart des concerné.e.s), cette loi a clairement crée plus de risques, de pression, de précarité et de vulnérabilité pour nous tou.te.s, en nous impactant différemment en fonction de notre pratique du travail du sexe, mais surement.
Du fait de cette situation de concurrence accrue et de précarisation induites par cette loi, à de nombreuses reprises, j'ai pensé à tenter des manières de pratiquer que je m'étais jusqu'alors interdites parce que je n'en avais aucune expérience et qu'elles constituaient pour moi plus de facteurs de risques supplémentaires : telles que le travail de rue, ou en véhicule. Ce sont les témoignages de ces changements de pratiques « au débouté », aboutissant à des agressions (parfois violentes), ou des vols ou tentatives de vol (de plus en plus fréquentes) qui m'ont dissuadé de le tenter, me cantonnant ainsi à des pratiques en « incall/outcall » (recevoir ou déplacement) chez un particulier. Néanmoins, cette précarisation et la nécessité de se « cacher » ont accrue aussi la nécessité de se « diversifier » et céder à des pratiques auparavant refusées, dans l'espoir de trouver de nouveaux clients.
C'est ce type d'agressions et de vols qui ont abouti plusieurs fois à des évènements tragiques (et traumatisants pour moi comme pour les autres), tel que l'assassinat de Vanessa Campos en Aout 2018. Aussi, courant 2016, quelques mois après l'application de la loi, et dans ce climat pénalisant surtout pour nous (« prostitué.e.s »), j'ai eu pour la première fois une expérience réellement traumatisante à titre personnel : en l'occurence une agression sexuelle de la part d'un client, qui a tenté de m'imposer des pratiques dégradantes que j'avais au préalable refusé explicitement. Choquée, et arrivant à le repousser, devant mon refus et dans un accès de colère, il s'est montré menaçant, puis violent, m'a poussé et frappé, et a tenté de me reprendre l'argent en exigeant que je reparte bredouille. Je n'ai évidemment pas tenté d'aller porter plainte, sachant pertinemment comment je risquais d'être reçue (c'est à dire mal).
Cette expérience (comme d'autres moins violentes mais également éprouvantes qui ne m'étaient jamais arrivées à une telle fréquence auparavant) m'a poussé à tenter d'arrêter, et chercher un autre travail. Mais devant la précarité de ma situation et le peu d'argent que me ramenait un travail en contrat aidé à mi-temps (dans une ville de banlieue sinistrée avec 26 % de chômage) j'ai peu à peu repris le travail du sexe de manière épisodique et en sélectionnant au maximum les clients, puis de manière plus régulière. D'autant que suite aux dites « ordonnances Macron », supprimant mon contrat, je me suis retrouvée à nouveau au chômage un an plus tard. Ce type de témoignages d'agressions, dont celle qui m'a visée, fait écho à beaucoup d'autres du même type, de «clients » ou de clients agressifs voire clairement agresseurs ou violeurs (qui n'ont nullement l'intention de respecter le consentement, voire de payer), se sont multiplié depuis ces 2 dernières années parmi les collègues. Depuis, j'ai fait à nouveau face à de nombreuses situations face à des clients me mettant la pression et jouant avec les limites, voir agressifs, de manière bien plus fréquente qu'avant.
L'explication m'en semble assez simple et évidente à donner. Au-delà de la multiplication (autre effet non escompté de cette loi, du fait sans aucun doutes, de la précarité et paupérisation générale accrue) de nouvelles escorts/TDS/ « prostitué.e.s » arrivant sur « le marché » (et créant une « pression à la baisse » sur les prix), la pénalisation a créé un état d'illégalité ou de « paralégalité » permanente où les clients qui le sont en connaissance de cause le font dans un esprit d'impunité, de faire quelque chose qui leur est « interdit », ouvrant la voie à tout type d'abus. De plus en plus de clients agissant de manière abusive dans un sentiment de toute puissance. Sachant pour beaucoup que nous n'avons que peu de recours légaux.
Là encore l'explication est simple : lorsqu'il est déjà difficile d'aller porter plainte pour viol ou agression sexuelle, qui plus est en tant que femme, et qu'une ultra minorité de ces plaintes (lorsqu'elles sont reçues) aboutissent à un procès ou une hypothétique condamnation, c'est virtuellement impossible pour un.e « prostitué.e » / travailleuse du sexe, dont la parole ne vaut pas grand-chose de plus que rien pour l'administration. Notamment du fait d'un abîme existant notoirement entre le droit et le fait. Et ce d'autant plus encore, lorsqu'on est trans, comme c'est mon cas. Du fait de tous ces éléments dont je témoigne ici, de ces conditions pré-existantes à la loi, et surtout plus encore cette loi, ont créé un rapport de force en faveur des clients les moins scrupuleux, voir même d'agresseurs ou de violeurs « opportunistes » qui n'ont parfois même pas l'intention de payer.
En renforçant notre précarité, en renforçant des dynamiques de pouvoir pré-existante en faveur des clients, en donnant l'impression à ces derniers que nous nous rendrions « complices » voir « instigatrices » d'un « crime » ou d'un délit par notre simple pratique de la « prostitution », en soutenant l'idée fausse et dangereuse que « la prostitution » ne « peut pas être consentie» (renforçant l'impunité des violeurs et agresseurs assimilés aux clients respectueux du consentement), cette loi a créé les conditions des agressions dont j'ai été victime, et notamment de celle que je raconte.
En renforçant l'occurrence de pratiques imposées ou cédées sous la pression, à risques (notamment en termes sanitaires, de contamination, d'IST plus ou moins sérieuses – dont le VIH-SIDA), etc. En favorisant aussi l'apparition d'agresseurs physiques et de braqueurs pensant agir « contre des personnes agissant dans l'illégalité » (et donc dans un sentiment d'impunité), elle a créé les conditions d'agressions violentes, de viols et de meurtres de plusieurs collègues. Les conséquences tragiques de cette pénalisation se produisent à une échelle industrielle et exponentielle, et sont pour beaucoup irréparables, et impossibles à quantifier au-delà de statistiques et d'études pourtant alarmantes. Pour tout ce qui me concerne moi ainsi que mes collègues putes, escorts, T.D.S, ami.e.s ou inconnu.e.s, « de luxe » ou « en soldes », pour notre survie à tou.te.s, mais aussi dans l'espoir de connaître des conditions d'exercice moins dangereuses et plus dignes, je demande l'abrogation de la loi dite « de pénalisation des clients ».
Sasha B.