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Libération
Chronique «L'âge de réseaux»

Il y a dans ce pays une fracture médiatique

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Les gilets jaunes en veulent aux médias, soupçonnés de subordination au pouvoir. Derrière cette défiance, il y a l'importance de Facebook qui crée un espace médiatique dans lequel ils se reconnaissent forcément beaucoup mieux.
Manifestation des gilets jaunes devant le siège de BFM (et de Libé) samedi à Paris. (Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération)
publié le 3 janvier 2019 à 6h20

Finalement, les gilets jaunes sont des Français comme les autres. Que détestent-ils le plus ? Les partis politiques et les médias, soit les deux catégories qui apparaissent bonnes dernières du baromètre de la confiance dans les institutions du Cevipof.

L'acte VII parisien des gilets jaunes le 29 décembre visait très directement les médias. Rendez-vous avait été donné devant les locaux de BFM TV dans le XVe arrondissement (qui se trouvent être aussi ceux de Libération). «Journalistes collabos», reprenait en chœur la foule. Quelques jours plus tôt, des gilets jaunes avaient bloqué en partie la diffusion du quotidien Ouest-France pour protester contre un éditorial du journal.

Comme toujours avec les gilets jaunes, l'erreur serait de se retrancher derrière la vulgarité du propos pour tenter d'esquiver le problème. Que reprochent exactement les gilets jaunes à la presse ? On retrouve un bon résumé dans ce message posté sur un groupe Facebook du mouvement : «Si les journalistes faisaient leur travail objectivement en n'orientant pas l'information comme leur direction leur demande de le faire, on n'en serait pas là. On a tous compris que vous n'êtes pas indépendants mais aux bottes du pouvoir.»

Les journalistes sont vus comme des relais d'Emmanuel Macron, qui «collaborent» avec le pouvoir pour le défendre et maintenir le système. Pour les gilets jaunes, il n'existe pas d'autonomie des journalistes, qui travaillent directement pour leurs patrons et se font censurer s'ils ont une voix discordante (à titre personnel, l'actionnaire de Libé, Patrick Drahi, ne m'a jamais contacté, mais au cas où il me lit, je suis chaud pour un abonnement RMC Sport). La concentration des médias en France, dans les mains de grandes fortunes, donne inévitablement des arguments aux gilets jaunes.

La haine des gilets jaunes s'est cristallisée autour de BFM TV. C'est bien là leur seul point commun avec Emmanuel Macron, persuadé de son côté que la chaîne d'info en continu a été «le principal organisateur des manifestations» en leur consacrant des longs directs tous les samedis.

Pourquoi haïr une chaîne qui leur a effectivement donné autant de temps d’antenne ? Le principal reproche qui est fait à BFM est de mentir sur les chiffres de la mobilisation. Tous les samedis, le chiffre donné par le ministère de l’Intérieur apparaît comme sur le fameux bandeau : 12 000 manifestants, pour l’acte VII par exemple. Ce chiffre est toujours reçu par les gilets jaunes comme une insulte, comme une négation de ce qu’ils sont en train de vivre.

Trouver que le chiffre de la police est ridiculement bas est une constante des mouvements sociaux. Cela est normalement tempéré par le chiffre donné par les organisations syndicales qui permet de se réconforter dans une réalité alternative. Les médias donnent les deux et tout le monde est content. Faute d'organisation structurée, les gilets jaunes ne fournissent pas de chiffres aux médias, ce qui donne cette impression d'un chiffre de la police tombé du ciel uniquement pour les discréditer.

Avec les gilets jaunes, les médias font face à la concurrence d'un nouvel espace médiatique : Facebook. Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM TV, le déplorait au micro de France Culture : «Les manifestants nous disent "Vous ne dites pas la même chose que ce qui est sur les réseaux sociaux." Les uns et les autres sont désormais enfermés dans une bulle médiatique sur ces réseaux, ils se sont construit un univers conforme à ce qu'ils ont envie de savoir et d'entendre.» Les médias sociaux créent par contraste les médias menteurs.

Facebook forme pour les gilets jaunes un espace médiatique cohérent, qui remplace en grande partie les médias traditionnels. Les jours de manif, les lives Facebook de Rémy Buisine sur Brut ou les lives filmés par les gilets jaunes eux-mêmes remplacent les éditions spéciales de BFM TV. La semaine, la discussion sur les groupes Facebook et les lives des deux leaders Eric Drouet et Maxime Nicolle se substituent aux débats d'éditorialistes sur les plateaux.

Le gouffre entre ces deux espaces médiatiques est si grand qu'il ne fait que renforcer l'impression que tout le système est contre eux. Depuis quelques semaines, Facebook est inondé de vidéos de violences policières, pas ou peu vues à la télé. Les photos des «gueules cassées» au lanceur de balle de défense, spécificité de ce mouvement, sont là encore bien plus visibles sur les réseaux qu'à la télé, alimentant l'idée d'une «censure».

Les journalistes objectent parfois aux gilets jaunes qu'ils ne gagnent pas forcément beaucoup plus qu'eux, tant le métier se précarise. Pour autant, on entend très peu d'appels de gilets jaunes à retourner les journalistes, comme on peut le voir avec les forces de l'ordre : «La police avec nous !» Les journalistes ne sont pas du tout perçus comme faisant partie de la même classe sociale, au contraire des policiers, dont les gilets jaunes imaginent qu'ils leur sont proches idéologiquement.

En fait, les médias sont haïs pour les mêmes raisons que les politiques. C'est une crise de la représentativité. Les journalistes sont perçus comme lointains et défendant les intérêts d'une autre classe sociale. Les gilets jaunes rejettent toute forme de médiation et ne font plus confiance à aucun corps intermédiaire. Ils réclament que les médias disent la vérité (ou plutôt leur vérité) de la même manière qu'ils revendiquent le référendum d'initiative citoyenne. Pour avoir la parole directement, sans aucun filtre, sans un intermédiaire qui prétende faussement les représenter.

Dorothée, 42 ans, gilet jaune de Marmande, avait tout résumé dans un article du Monde : «Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : "Personne ne pense comme moi, ou quoi ?" Quand j'ai entendu parler des gilets jaunes, j'ai dit à mon mari : "C'est pour moi."»