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Libération
Chronique «A Contresens»

Mort de rire, mais dans la vraie vie

Des jeunes, de plus en plus nombreux, sont prêts à risquer leur vie pour un fou rire, en inhalant le gaz contenu dans les siphons de crème chantilly. Inquiétant.
publié le 4 janvier 2019 à 18h26
(mis à jour le 6 janvier 2019 à 15h28)

Certains meurent par patriotisme, d'autres pour un idéal - et enfin ceux victimes de l'amour qui, tel un bourreau impitoyable, tue. Or, à cette liste non exhaustive il faudrait ajouter, d'après une enquête publiée par le Parisien le 19 décembre, ceux qui meurent du désir de rire. De plus en plus de jeunes inhaleraient du protoxyde d'azote, un gaz hilarant contenu notamment dans les siphons de chantilly vendus en toute légalité en supermarché. Leur but : mourir de rire.

De fait, cette nouvelle drogue aurait provoqué au moins deux morts en France et une vingtaine en Angleterre, pays où se seraient lancées ces étranges pratiques. Selon un anesthésiste consulté par le quotidien «si cette mode continue à se répandre, ce sera catastrophique». Pourtant, personne ne se demande pourquoi les jeunes sont prêts à risquer leurs vies pour rire. Plus. La journaliste qui a signé cet article trouve ce comportement incompréhensible. «Pour un fou rire, écrit-elle, au moins deux personnes sont mortes en France…» Comme si mourir en temps de paix pour un idéal criminel, pour une histoire d'amour qui s'est mal terminée ou pour arriver vite chez soi en voiture après une soirée bien arrosée était moins absurde. Comme si le désir de rire n'avait rien de grandiose ou de respectable.

Ce dédain est d'autant plus curieux qu'à la différence de cette journaliste du Parisien, les philosophes les plus géniaux ont considéré le rire comme le chemin de la vérité, comme la plus haute manifestation de la pensée, comme le signe du refus de l'humanité de se laisser abattre. Sans compter - car cela va de soi - les vertus thérapeutiques du rire que l'on connaît mieux. Pour lutter contre le stress et contre la déprime, y a-t-il quelque de chose de plus efficace que quelques minutes de fou rire ? En bref, il y a plein de raisons de risquer sa vie pour rire. Ce qui est en revanche triste et désespérant c'est que les jeunes se sentent obligés de se droguer pour cela alors que notre société pourrait, au lieu de mépriser et de persécuter le rire, le promouvoir, le porter aux nues.

On dira que je dis n’importe quoi, que personne n’a rien contre l’humour. Pourtant il est impossible de ne pas se sentir inquiet par cette vague de censure qui ne laisse plus les clowns jouir de leurs anciens privilèges. C’est étrange car même les pires despotes de l’histoire ont su respecter ces personnes qui les critiquaient en faisant rire. Il n’est pas impossible que les jeunes qui cherchent le bonheur dans les siphons de chantilly se conduisent ainsi parce qu’ils n’ont connu que des humoristes trop policés, et que ces créatures castrées ne les font pas du tout rire. Et comment qualifier la disposition du projet de la loi de finances, soutenue avec vigueur par le gouvernement, selon laquelle l’humour ne serait plus éligible au crédit d’impôt sur le spectacle vivant ? Il est difficile de qualifier correctement les buts d’une société qui décourage de cette manière les jeunes humoristes. Voudrait-elle qu’on s’arrête définitivement de rire et donc qu’on devienne des idiots, des créatures vulnérables, des citoyens dépressifs ? Voilà qui est difficile à croire.

Les raisons de tant de stupidité sont à rechercher dans un préjugé cultivé par les demi-savants qui nous gouvernent, qui nous interprètent et qui parlent à notre place, selon lequel l’humour serait petit, banal, vulgaire, qu’il ne mériterait pas la moindre admiration ou respect. Que l’humour, en somme, ne serait pas une affaire sérieuse. Et lorsque les élites pensent ainsi, les mauvais humoristes fleurissent et nous avons de moins en moins l’occasion de nous tordre de rire.

Si les choses continuent ainsi, non seulement les jeunes, mais la société dans son ensemble, se mettra à renifler les cartouches de chantilly. Et le nombre de morts que la massification de cette pratique produira ne seront plaints par personne. On chuchotera - sans jamais le déclarer en public - que la vie serait dépourvue de sens si l’on n’était pas prêt à la risquer pour un fou rire.

Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.