Dans ses précédents films, un garçon ou un petit homme s’invitait en figurine, en passager de la tragédie khmère rouge. C’était souvent lui. Cette fois, dans les Tombeaux sans noms (1), le réalisateur cambodgien Rithy Panh s’immisce en adulte, face caméra. Il se fait raser la tête, retourne sur les lieux du massacre, à Trum (ouest du Cambodge) ce village où sa famille a éclaté. Et se pose auprès des arbres, autour des esprits errants et des fantômes, à l’écoute des bonzes et des chamans, les pieds dans la poussière d’un charnier. A 54 ans, en survivant sondeur de l’insoluble pourquoi de cette catastrophe qui a englouti au moins 1,7 million de personnes entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, Rithy Panh porte les fanions funéraires pour rendre un - dernier ? - hommage à ses neuf proches et pour une cérémonie d’improbables retrouvailles. Après S-21, la machine de mort khmère rouge, l’Image manquante et Exil, Rithy Panh s’immerge dans l’intime au moment où le Cambodge s’apprête à commémorer le 40e anniversaire de la chute du régime khmer rouge, le 7 janvier.
Les Tombeaux sans noms marque-t-il la fin d’un cycle, symbolisé par cette crémation pour votre famille ?
J'ai l'impression que le cycle est infini. L'Image manquante, c'est mon père. Dans Exil, je parle plus de ma mère. On la voit en photo, ses mains. Cette fois, l'ensemble de la famille est dans ce nouveau film. Et je n'ai jamais autant été à l'écran. Le dialogue avec les morts est vraiment plus net, plus intense, il continue.
Pourquoi apparaissez-vous plus à l’écran ?
Tout est venu des bonzes. J'en ai rencontré pour savoir ce que je pouvais entreprendre dans mon travail personnel, vis-à-vis de mes proches. En khmer, on dit «enlever la peau» pour pouvoir renaître. Le bonze m'a dit de me raser la tête, il m'a noué un bracelet au poignet afin que les âmes [selon les principes du chamanisme, ndlr] dispersées par la guerre, le traumatisme, reviennent. Alors j'ai pu m'aventurer dans le monde invisible qui nous entoure. En France, on dirait le monde parallèle, le monde des morts, des âmes.
Mais ce sont les bonzes qui vous ont dit d’apparaître à l’image ?
Il y a cette femme, chamane, qui retrouve mon père [l'une des scènes fortes des Tombeaux sans noms]. Elle entre en contact avec lui et me demande de venir. Mais à ce moment-là, je suis derrière la caméra. Je me dis que c'est dommage de ne pas aller rejoindre cette femme car mon père est là. Dès que je m'approche d'elle, je m'agenouille, elle m'agrippe et je ne peux plus rien faire. Il aurait peut-être fallu venir seul et sans la caméra. Pour être dedans, rien que pour moi. Mais le projet était lancé, alors on a continué. Pour ma propre réflexion, il me faut des images, même avec des absents à l'écran. J'avais besoin de filmer ces âmes, de montrer le paysage, les marques du massacre. Il faut avancer, aller jusqu'au bout. Mais où est le bout ? Je n'en sais rien.
Le lieu est important. Ce paysage, c’est Trum, le village de votre famille.
Ce projet dure depuis dix ans. Sur ces lieux, je suis venu seul les premières fois. Puis j'ai amené ma famille et même un ancien haut cadre khmer rouge, proche de Pol Pot. Au début, je n'ose même pas aller derrière, dans le paysage, au-delà du village. C'est tellement peuplé d'autres choses. C'est l'endroit où notre famille a perdu son centre de gravité. Trum était notre centre de gravité. Quand cela disparaît, vous commencez à vous perdre, bout par bout. Le déclenchement de ce processus, c'est 1976. L'intention de génocide, de crimes contre l'humanité, existait avant. Mais à ce moment-là, l'identité, ma cellule familiale, éclate. Ce paysage, ce lieu, cette terre, je ne les renie pas. C'est une partie de ma vie. Je me demande même s'il ne faut pas y bâtir un stûpa [monument bouddhiste, en forme de dôme, pour rendre hommage à des défunts, des religieux]. Là-bas, il s'avère qu'il y a un ancrage par le malheur, par un drame. Et qu'est-ce que l'on fait avec ?
Dans le film, il y a beaucoup d’arbres auprès desquels vous disposez vos témoins, les portraits, les effigies de vos proches.
Quand ils apparaissent, toute l’histoire défile. Il faut bien que les âmes habitent quelque part. Il pleut, il vente, il fait chaud. Il faut un refuge. Depuis des années, on coupe, on brûle, on laboure. Les âmes ne savent plus où aller. Les villages sont désertés. Personne ne vient les voir. Imaginez, si l’on rentre dans ce raisonnement, c’est terrible. Parfois, il y a un monticule de terre, à côté, où se trouvent des génies. J’allais là-bas en me disant que les âmes peuvent se retrouver là, pour être protégé aussi. Dans le village cambodgien, vous avez la forêt avec des esprits errants. Puis, on trouve les maisons où il y a les esprits qui protègent. Et quand il y a ce genre de tas de terre, il y a parfois des esprits mauvais. C’est une bataille constante entre le bien et le mal.
On travaille comment alors ?
J’ai commencé par faire de la topographie. Ma maison de famille n’existait plus. Elle a été rasée et le village s’est un peu déplacé par rapport à la route. Ensuite, on a localisé, le chef de village, le grenier du village, puis l’hôpital, la fosse commune. Ce n’est pas très compliqué de trouver des restes humains. Mais on ne sait pas à qui ils appartiennent, comme tout a été mélangé, remué.
Regrettez-vous que l’on n’ait pas créé, au Cambodge, un registre ADN pour tenter d’identifier les morts et les disparus, comme on l’a fait dans les Balkans dans les années 90 ?
C'est un grand regret. Mais le nombre des victimes est sans comparaison (environ 150 000 morts en Europe contre près de 2 millions au Cambodge) et beaucoup de temps a passé dans mon pays pendant lequel rien n'a été entrepris. Le tribunal des Khmers rouges [en fait les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, CETC] aurait pu aussi se concentrer sur trois ou quatre villages afin de mener une étude approfondie pour raconter l'histoire complète sous les Khmers rouges. Un village n'est certes pas un pays, mais ça aurait donné une idée. Un de mes assistants voulait que l'on creuse plus à Trum. Mais je n'ai pas le droit. Il faut faire les choses sérieusement, avec une méthode, des relevés de terrain, des légistes, des policiers, des anthropologues… Nous, nous sommes dans le registre du cinéma. J'ai trouvé une dent. C'est une personne. Mais il y a d'autres dents, d'autres identités. Et il y a des gens qui considèrent qu'il faut laisser faire la nature.
Quarante ans après la chute du régime des Khmers rouges, faut-il laisser faire la nature ?
Je ne peux pas. Il faut tirer des leçons de l’histoire, ne pas laisser s’évaporer les choses. Si on laisse faire la nature, alors il faut des stèles, 100, 1 000 stèles pour les victimes. Parfois, il y avait des familles entières qui arrivaient sur un lieu d’exécution et pas un seul ne s’en tirait. Récemment, je suis allé à Singapour pour présenter mon film. A la fin, j’ai vu arriver une jeune femme avec son père qui la poussait vers moi. Elle a fini par me dire qu’elle venait pour comprendre ce qui s’était passé au Cambodge. Son père, survivant des Khmers rouges, ne lui avait rien raconté. Il faut que ces jeunes se saisissent de ce petit bout d’histoire. Quand je vois cette situation, ça m’énerve. J’ai envie de repartir faire des films.
Que vous êtes-vous dit quand Nuon Chea et Khieu Samphan (l’idéologue du régime et l’ancien chef de l’Etat) ont été condamnés pour génocide, en novembre dernier ?
Tout le monde a cru que le génocide khmer rouge avait été condamné dans son ensemble. Mais il ne s’agit que d’une condamnation après le génocide commis uniquement sur des Chams et des Vietnamiens. Et les autres, les Sino-Khmers ? Je ne comprends pas très bien. C’est curieux car les Chams se considèrent eux-mêmes comme des Khmers de confession musulmane. Si eux sont concernés par la condamnation, pourquoi pas nous ? Ont-ils plus souffert que tous les autres Cambodgiens ? Ce n’est pas un concours bien sûr, juste une question. Le tribunal était nécessaire, je l’ai toujours dit. Grâce à lui, on a compris qui étaient les bourreaux et qui étaient les victimes. C’est déjà pas mal. Mais c’est le moment de réfléchir aux définitions de crime contre l’humanité, de génocide. Chaque génocide est différent. Dans le cas cambodgien, les crimes des Khmers rouges, c’est quoi exactement ? Cette définition des crimes reste à parfaire.
Au Cambodge, le pardon est possible ?
Je crois que l’on est au-dessus de ça.
C’est-à-dire ?
Je ne sais pas quoi réclamer. Le pardon n'arrive pas comme ça. Un jour, j'ai déclaré : «J'aimerais bien arriver au pardon. Ça m'arrangerait vraiment d'un point de vue personnel. Si cela ne tenait qu'à moi, j'aurais dit à Douch [pseudonyme de Kang Kek Ieu, ex-directeur de la prison S-21] : "Rentre chez toi et réfléchis."» Et là, il y a des survivants qui m'ont pris à partie : «Mais qu'est-ce que tu racontes? Je lui couperais sa tête.» Le pardon n'est pas possible.
Lors de son procès, il avait demandé pardon.
Il m'a rendu dingue [voir le film Duch, le maître des forges de l'enfer]. Je n'ai aucune haine contre lui, franchement. Je ne sais pas quelle peine il mérite. Je ne le pardonne pas, mais je me demande quelle punition nous devons lui infliger pour nous aider à nous reconstruire. Tout ça ne peut être que de l'ordre du symbole. L'idée de condamnation me pèse. Et je comprends que cela surprenne. Le pardon, c'est long, c'est intime. Douch est un grand spécialiste du monde carcéral, il n'a fait que ça toute sa vie. Que Douch reste en prison comme n'importe quel autre criminel, ça me gêne. Comme si, avec cette peine, il pouvait se laver de toute la culpabilité. Je lui aurais dit : «Débrouille-toi avec toi-même. On n'a pas de prison assez dure pour toi.»
En 2004, dans les Cahiers du cinéma, vous disiez que la grande question qui a bouleversé votre existence était «pourquoi». Avez-vous résolu cette question ?
Non. Je n’aurai jamais de réponse globale à cette question. Je n’ai pas envie d’arriver à la conclusion que l’homme est fondamentalement mauvais.
C’est votre peur ?
Oui, malheureusement. Vous arrivez à cette conclusion, puis vous sautez dans la cage d'escalier. Et Douch essaye de nous amener vers ça. Un jour, il m'a dit : «Monsieur Rithy, vous auriez fait un très bon directeur de S-21 !» Cette réflexion est insultante pour ceux qui ont résisté et payé de leur vie pour ça. Je pense que la question du mal est toujours là. Parfois on perd, parfois on gagne et parfois on devient lâche pour vivre. Mais le mal est immense.
Mais le Cambodge n’est-il pas confronté, malgré tout, à une absence de débat sur cette question de la mémoire ?
Pas du tout. Quand je fais des ateliers en ligne à Bophana [centre culturel créé pour sauvegarder les images et les sons du Cambodge], on atteint 40 000 téléchargements, dans un pays qui est pourtant pauvre, où Internet n'est pas répandu partout. Les Cambodgiens veulent découvrir, savoir et comprendre. Ils ne sont pas obsédés par les Khmers rouges. On a dit que j'étais le «Lanzmann des pauvres», la grande injure ! (Rires) Je ne suis pas obsédé, j'ai envie de m'en sortir, que cela s'arrête à moi.
(1) Projection le 25 janvier à 20 heures à l'auditorium du Louvre (75001).
Photo P. MATSAS. OPALE. LEEMAGE