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Enquête

Les hommes vont-ils remplacer les robots?

Dans un essai captivant, le sociologue Antonio Casilli déconstruit le discours de l’innovation numérique qui prétend pouvoir tout automatiser. Il met en lumière les millions de travailleurs du clic sans lesquels Facebook, Uber ou YouTube tourneraient à vide.
(Photo Clover Photography. Amanaimages. Plainpicture)
publié le 9 janvier 2019 à 17h36
(mis à jour le 10 janvier 2019 à 9h32)

Les futorologues le répètent à l'envi : avec le développement de l'intelligence artificielle (IA) et la dématérialisation de l'économie, les emplois les moins qualifiés vont disparaître dans un avenir proche. Les robots vont remplacer les hommes, seuls les plus qualifiés d'entre eux auront encore la chance de travailler. C'est la théorie du grand remplacement technologique, qui fait tout aussi peur que l'autre et qui est tout aussi infondée, démontre magistralement le sociologue Antonio Casilli dans son dernier livre publié ces jours-ci au Seuil. A rebours des grandes études, de l'université d'Oxford à celles de cabinets de conseil, comme l'Institut Roland Berger, qui quantifient les destructions d'emplois à venir, le chercheur déploie dans En attendant les robots une tout autre réalité : les algorithmes et les promesses de l'IA n'ont pas effacé la main de l'homme, et encore moins son doigt ! Derrière Uber, Facebook, Siri, derrière les milliards de recherches et requêtes des réseaux sociaux, des millions d'êtres humains à travers le monde créent, affinent, trient, corrigent. Et aident la machine à apprendre et à mieux fonctionner. Ces «millions de micro-tâcherons filtrent des vidéos, étiquettent des images, transcrivent des documents dont les machines ne sont pas capables de s'occuper», explique le chercheur. De «l'intelligence artificielle largement faite à la main», dit-il joliment. C'est ce qu'on appelle le «travail du clic». Notre imaginaire technologique est peuplé de blouses blanches et de types sympas en jean qui font tourner des start-up ? En fait, derrière chaque col blanc, œuvre une armée de cols bleus. Le grand bluff technologique !

Combien sont-ils exactement ? On ne sait pas car la caractéristique première du travailleur du clic est d'être invisible. Combien sont-ils payés ? A peine quelques centimes de dollars par clic, souvent sans contrat et sans stabilité d'emploi. Où travaillent-ils ? Partout à travers le monde, dispersés dans un cybercafé en Inde, une salle d'université au Kenya, une cuisine au Maroc. Ou bien dans des «fermes à clics» où est dopée artificiellement, en vendant du like et du partage, la notoriété d'une marque ou d'une personnalité. Ce que décrit Casilli, «c'est la contre-réalité du discours enchanté sur l'économie collaborative», estime la sociologue du travail Dominique Méda, professeure à l'université Paris-Dauphine, qui signe la postface de l'ouvrage. La chercheuse souligne l'apport majeur de l'enquête de Casilli : derrière l'automacité de la production, le dévoilement de l'abondance du labeur humain, labeur le plus matériel qui soit, celui du doigt. Travail caché, souvent non ou mal rémunéré, exercé sans garanties ni protections.

Dans une sorte de funeste ironie de l'histoire, le travailleur du clic rappelle le travail payé à la tâche, antérieur au salariat. Du travail à la chaîne ultra-affiné où tout est découpé en milli-tâches. C'est ce que Casilli appelle «la tâcheronisation», concept très opérant qui décrit une hypertaylorisation numérique, sans lieu physique établi, dispersée à l'échelle de la planète. Une nouvelle géographie de l'emploi évacuant l'entreprise comme unité de lieu, surindividualisant le travailleur et recréant les dépendances économiques entre pays du Sud pourvoyeurs de main-d'œuvre à bas coût et pays du Nord à la recherche de profit et bien-être à vils prix. «Le vrai péril aujourd'hui, analyse Dominique Méda, n'est pas le remplacement du travail par des robots, mais bien son occultation, sa tâcheronisation, sa sous-rémunération, et de fait sa déshumanisation.» La sociologue a montré dans une étude de 2015 (1) combien une division du travail mal articulée et réalisée dans le but d'accroître la productivité sans s'attacher au sens et aux logiques de l'activité humaine, était terriblement destructrice pour les travailleurs.

Travailleur du clic mais aussi travail du consommateur usager qui rafraîchit sa page Facebook, travail à la demande réalisé par le livreur Deliveroo ou le chauffeur Uber, le «digital labor» que décrit Casilli est-il l'avant-poste des transformations à venir ? Il prospère sur deux tendances lourdes de l'emploi : externalisation et précarisation. Il se joue des frontières physiques entre travail et hors travail. Donner son avis sur une vidéo, avis qui sera valorisé et monnayé, peut-il être considéré comme un travail et donc rémunéré ? Ou bien est-ce du pur loisir ? Les spécialistes en débattent. On pensait voir disparaître les tâches manuelles. Dans un formidable retournement anthropologique, le travail ancestral de la main, celle qui cultive la terre ou forge le métal, est devenu celui du doigt qui favorise désormais l'élection de Trump ou l'achat d'écouteurs Bluetooth.

(1) Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, avec Maëlezig Bifi, Olivier Cousin, Laetitia Sibaud et Michel Wieviorka (Robert Laffont, 2015).

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