Des bandes dessinées de mauvais goût, imprimées au rabais et vendues à bas prix. Voilà ce que l'on retient en général des productions Elvifrance. Dans un ouvrage magnifiquement illustré –Pulsions Graphiques–, Christophe Bier réussit le tour de force de nous faire changer d'avis. Journaliste des marges, animateur à l'émission Mauvais Genre et collectionneur assidu, il se passionne pour les photos de nains au cinéma et pour l'histoire du porno. Mais aussi pour les mauvaises moeurs. Il possède 99,98 % de la production Elvifrance, dont il a sélectionné comme il dit «le meilleur du pire».
«Le meilleur du pire»
Son livre regorge d'images étonnantes –400 couvertures et doubles pages intérieures– qui n'ont rien perdu de leur pouvoir de perturbation, ni de leur éclat. Un texte passionnant de 80 pages restitue l'histoire de ces perles graphiques. Tout commence, dit-il, dans la France puritaine dirigée par le général de Gaulle. A cette époque, les sextoxs sont illégaux. La nudité est gommée dans les revues. Les films de José Bénazéraf et de Max Pécas interdits aux mineurs. En 1964, la BD Barbarella (de Jean-Claude Forest) est frappée d'une triple sanction par les censeurs qui ont l'oreille du Ministère de l'Intérieur. C'est dans ce contexte verrouillé que les premiers fumetti italiens commencent à pénétrer la France.
1962 : naissance des BD pour adultes italiennes
Les fumetti neri, «BD noires mêlant la violence, l'amoralité et l'érotisme» apparaissent en Italie dès novembre 1962 avec la célébrissime série Diabolik, dépeignant les exploits d'un séduisant criminel, à la plastique soulignée par une combinaison noire parfaitement moulante. Succès oblige, Diabolik est rapidement suivie par d'autres séries du même genre (à la gloire des malfaiteurs) : Fantax, Mister-X, Demoniak, Sadik, Zakimort, Masokis… Sans oublier Kriminal et Satanik, dessinés par le grand Magnus. «La France, à son tour, est gagnée par les méfaits des amateurs du K, du X et du Z – ne manque que le Y. Les premières traductions de ces "pockets pour adultes" datent de mai 1965, avec Mister-X. Les titres sont éphémères, mais prolifèrent. Le marché français de PFA s'organise, malgré les interdictions.»
L’histoire d’Elvifrance
En France, un homme s'intéresse à ces BD scandaleuses. Il s'appelle Georges Bielec (1936-1993). D'abord comédien (on le voit brièvement dans Une aussi longue absence d'Henri Colpi, 1960), il fait ses classes au service des ventes de L'Express en 1961 puis entre dans le groupe Filipacchi, où il participe au lancement de Pariscope. En 1968-1969, Canal le nomme directeur de publication dans une maison chargée de publier la version française de quelques fumetti. C'est là qu'il fait la connaissance des éditeurs italiens «Giorgio Cavedon et Renzo Barbieri, qui se sont associés en 1966 pour créer à Milan la Erregi (des initiales de leurs prénoms, R e G), officine de fumetti per adulti parmi les plus populaires.»
Un cheval de troie
Salopes fatales et lesbiennes sanglantes
A l’assaut des censeurs
Les bidasses ont du succès
Bielec en a bien conscience qui compose lui-même les slogans vendeurs de ses numéros : «le machin extra pour oublier le grand boxon et se fendre la pipe même quand on est dans la merde». Le tirage moyen est de 60 à 80 000 exemplaires par titre. Il s'adresse à la France d'en bas. La France qui rame, la France qui fantasme sur des trucs crades, la France qui veut du nichon (1). Avec les séries d'Elvifrance, les amateurs de gaudriole en ont pour leur argent. On aurait cependant tort de les dénigrer. Toutes machos qu'elles soient ces BD grossières méritent d'être relues, voire réhabilitées. Elles reflètent une vision grotesque de la société, dont elles renversent les valeurs avec un goût marqué pour le loufoque et pour l'interdit. Catharsis ? Peut-être. Dans les années 1980, lorsque le porno se démocratise, Elvifrance perd toute raison d'être. Son lectorat disparaît en même temps que la censure et Bielec jette l'éponge en 1992. Il meurt un an plus tard. Pour Christophe Bier, rendre hommage à Elvifrance, c'est avant tout dresser une page de notre histoire, celle d'une culture populaire qui se repaît de femmes à gros seins, exutoires sexuels et proies faciles, parce que c'est le contraire de la réalité.
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A LIRE : Pulsions Graphiques, le meilleur du pire des éditions Elvifrance, de Christophe Bier, éditions Cernunnos, octobre 2018.
NOTE (1) Un sondage révèle qu'une des séries-phare d'ElviFrance –Salut les bidasses– compte 82,5 % de lecteurs hommes (dont 47,5 % de contremaîtres- ouvriers spécialisés, 51 % de 18-24 ans) contre 17,5 % de femmes.