Tribune. À l'instar d'autres démocraties représentatives, la France commence à faire l'expérience d'une inversion : ce ne sont plus les états-majors des partis politiques qui forment l'opinion publique et structurent son expression dans les termes qu'ils fixent, mais les citoyen·ne·s qui cherchent à se donner un type d'organisation leur permettant de satisfaire leurs aspirations en constituant des «mouvements» autonomes et pluralistes. Cette expérience est celle qui, dans le monde occidental, a suivi les grandes occupations de places des années 2010, en Grèce, au Portugal, en Espagne, au Québec, en Serbie, en Israël, à Hongkong, aux Etats-Unis et ailleurs. Elle est née, en France, avec l'émergence des ZAD et de Nuit debout, s'est prolongée avec la création de ces deux «mouvements» qu'ont été En marche et la France insoumise, et se poursuit aujourd'hui avec l'apparition des «Gilets Jaunes» et la forme inédite d'occupation qu'ils ont inventée.
Défaut démocratique
Comme les neuf épisodes à rebondissement de cette aventure en attestent, ce changement s’avère être bien plus pénible à accepter ici qu’ailleurs en Europe. Et la raison principale de cette difficulté est simple à identifier : les institutions de la Ve République. Il est en effet bien plus ardu d’entretenir une conversation démocratique dans un régime qui érige le Président en chef suprême et transforme le Parlement en pure chambre d’enregistrement que dans un système fondé sur des élections proportionnelles, des gouvernements de coalition et un Parlement qui contrôle et discute l’action du gouvernement et remplit sérieusement sa fonction de législateur. Le symptôme le plus grave de ce défaut démocratique français est l’usage disproportionné de la violence par les forces de l’ordre pour réprimer des protestations de rue qui, comme celle portée par les Gilets jaunes, refusent d’être encadrées et dont le sens est délibérément insaisissable.
A l’image de tous ceux qui l’ont précédé, ce mouvement est né à l’instigation et sous la responsabilité de citoyen·ne·s ordinaires, pas à celle d’une figure charismatique qui leur souffle leurs mots d’ordre et leur forge des stratégies. C’est pourquoi il s’organise de telle sorte qu’une direction ne puisse pas imposer sa volonté, et que la règle qu’il a adoptée et à laquelle il se tient favorise la libre expression de toutes les opinions, ce qui inclut de tolérer même les plus antagoniques. Tout cela donne le sentiment d’une anarchie ou d’un «grand n’importe quoi», quand cela n’éveille pas le soupçon que certaines de ses franges cherchent à interdire toute forme d’organisation afin d’entretenir le chaos à des fins séditieuses – soupçon qui n’est sans doute pas infondé quand on rappelle les menaces de mort adressées aux porte-parole acceptant le dialogue avec les autorités, la manière dont d’anciens militaires paradent au milieu de la foule en arborant leurs décorations, certains slogans entendus lors des manifestations du samedi ou la chasse et le lynchage de journalistes qui y est devenu monnaie courante.
Démocratie dévitalisée
Dans le tohu-bohu ambiant, qui peut croire que l’invitation faite par le Président à entrer dans un «grand débat national» serein et bienveillant pourrait être reçue comme un souhait sincère de «transformer ensemble les colères en solutions» ? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait qu’une sorte de «majorité silencieuse» y réponde positivement, encouragée par des députés de la «majorité» convaincus et enthousiastes et assurés que ce processus servira à quoi que ce soit. Ce sont là des articles qui semblent indisponibles en magasin aujourd’hui – en dépit d’un désir de mettre fin à un mouvement ultra-minoritaire qui suscite encore la sympathie, mais est ressenti comme dangereux ne serait-ce que parce qu’il rend la vie économique imprévisible et menace la «compétitivité» du pays. Il y a peu de chances qu’un tel sursaut puisse se produire tant cet exécutif, est désespérément en manque de tout relais à la fois dans la société civile (de laquelle ils se sont très paradoxalement coupés alors qu’ils prétendaient l’incarner) et dans le monde des institutions de la représentation (les maires, les élus, les syndicats et même les partis alliés qu’ils ont réussi à s’aliéner). Comment espérer ressusciter une envie de démocratie participative alors que dix-huit mois d’exercice autocratique du pouvoir en a détruit jusqu’à l’illusion ?
En profitant sans aucune vergogne de la nature antidémocratique du système présidentiel, l’administration Macron a banalisé le recours à ces méthodes qui consistent à détruire méthodiquement l’existence de contre-pouvoirs, à assécher le rôle des corps intermédiaires dans la vitalité de la démocratie, à justifier les attaques contre la presse et sa sale manie de faire un vrai travail d’investigation pour informer le public, à favoriser la mise au pas ou la répression de tout ce qui vient gêner un gouvernement dans sa quête insensée de pouvoir absolu. Après avoir réussi à mettre à nu les ressorts autoritaires de la Ve République en étalant au grand jour l’inféodation de la majorité parlementaire aux décisions concoctées par un petit cercle de conseillers, ce pouvoir va sans doute doubler la mise en faisant la preuve de l’inanité d’un «grand débat» qui ne repose sur aucune autre légitimité que celle, démonétisée, du Président.
Illusion participative
Quel débat peut lancer celui qui s’autorise à poser les questions qu’il a choisies à son «peuple» tout en l’assurant qu’il y apportera lui-même ses réponses au terme de sa réflexion ? Ce qu’il y a de plus étrange dans cette proclamation, c’est que personne, dans son entourage, ne semble lui avoir suggéré qu’il y avait là comme une contradiction entre les termes de la déclaration et le ton sur lequel elle est formulée. Qui peut vraiment croire que cette lettre aux «chères Françaises et chers Français» puisse rencontrer la confiance dont son auteur se targue au bas de sa signature ? Ce qui semble plus embarrassant encore pour qui se pique de modernité, c’est l’anachronisme de cette entreprise à une époque où l’information et les techniques d’action civique circulent sur internet. Car appeler les citoyen·ne·s à un exercice de démocratie participative en leur promettant qu’ils contribueront ainsi à la définition de la manière dont le gouvernement conduira les affaires publiques à l’avenir alors que, sur les ronds points, s’est mise en place une forme de démocratie réelle, fondée sur l’horizontalité de l’action collective et la polyphonie de la protestation, c’est totalement passer à côté de l’évolution des pratiques politiques ordinaires.
Le temps n’est plus aux concertations d’opérette ni à une «participation» décrétée et sans principe : il est au partage effectif de la responsabilité sur la définition et la conduite des affaires publiques. Si personne encore ne revendique ouvertement ce partage parmi les Gilets jaunes, c’est pourtant bien cela qui justifie leur lancinant refrain : «ils ne nous entendent pas !». Octroyer le droit de parler est une nouvelle et assez incroyable bévue : il a déjà été pris. La question politique du jour est ailleurs : à quoi sert d’avoir récupéré la parole ?