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Libération
Chronique «historiques»

Les gilets jaunes et l’histoire au présent

Nul besoin de références douteuses à l’histoire, c’est le présent et l’avenir de notre démocratie que le mouvement des gilets jaunes interroge.
Manifestation de gilets jaunes à La Rochelle (Charente-maritime), le 12 janvier 2019. (AFP)
publié le 16 janvier 2019 à 20h51

Dans un entretien accordé au Monde le mois dernier, l'historienne Mathilde Larrère notait à juste titre que les comparaisons entre les gilets jaunes et les insurrections du passé en disaient plus long sur le regard porté sur le mouvement que sur le mouvement lui-même. Comment comparer le soulèvement avec une «jacquerie», lorsque la France rurale n'a plus rien à voir celle du Moyen Age ? Pourquoi invoquer Mai 1968, lorsque les gilets jaunes ne se revendiquent pas comme mouvement étudiant ou ouvrier ? Au motif qu'ils érigent des barricades ? En histoire comme ailleurs, la comparaison est un exercice tentant mais au fond paresseux, qui cherche, en puisant à des références frappant les imaginations, à valoriser ou à dénigrer une situation politique inédite au lieu d'en analyser la singularité. Le mécontentement fiscal n'est-il pas toujours à la base des révolutions ? On retient toujours la prise de la Bastille, mais elle n'aurait pas eu lieu si, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1789, n'avait été déclenché l'assaut contre le mur des fermiers généraux, barrière d'octrois soumettant les Parisiens à un impôt sur les marchandises.

Bien sûr, les gilets jaunes eux-mêmes usent de symboles forts empruntés à l'histoire. «Macron = Louis XVI», disaient certaines pancartes, tandis que trois manifestants organisaient à Angoulême un simulacre de décapitation du Président à la hache. On n'a pas assez dit, d'ailleurs, que cette mise à mort spécifique était, avant la Révolution, un privilège accordé à l'aristocratie, selon un système hiérarchisé des peines sous l'Ancien Régime, qui réservait le bûcher aux hérétiques et aux incendiaires, le supplice aux régicides, la pendaison aux criminels et aux voleurs, mais la décollation par l'épée (ou la hache) aux nobles. L'invention de la guillotine, machine moderne, devait assurer une mort égalitaire et démocratique, mécanique et sérielle. Sa silhouette en carton-pâte a, certes, surgi ici ou là parmi les gilets jaunes, mais des photos retouchées ont aussi circulé sur le Net. Son évocation a, certes, valu quatre mois de prison avec sursis à un manifestant qui menaçait un député LREM de «guillotine». Mais cet usage, iconographique ou verbal, du plus puissant des symboles révolutionnaires nous dit-il quoi que ce soit sinon un appel à la nécessité d'une «coupure» avec un système inique, soit le principe même de toute révolution ?

Plus inquiétant en revanche, l’usage du mot «gazé» (utilisé cinq fois dans la vidéo postée par le boxeur Christophe Dettinger), réservé aux soldats de 1914-1918, mortellement intoxiqués, et surtout aux victimes des chambres à gaz dans les camps de la mort nazis, rend d’autant plus grave son relais inconséquent par la presse.

Ces références approximatives ou douteuses au passé ne doivent pas éluder ce qu’interroge fondamentalement le mouvement des gilets jaunes, à savoir le fonctionnement même de la démocratie à l’heure d’Internet. Sans réel porte-parole, sans chef ni organisation structurée, le mouvement des gilets jaunes réclame, via Facebook, la démocratie directe et l’avènement du référendum comme outil de gouvernement.

L'ouverture par le Conseil économique, social et environnemental (Cese) d'une plateforme en vue d'un «grand débat national» où tout internaute était libre de faire des propositions a ainsi vu l'abrogation du mariage pour toutes et tous comme la revendication prioritaire. Sur les 9 000 contributions, cette demande a en effet récolté 5 897 votes. Or, on sait aujourd'hui que des réseaux militants, marqués à l'extrême droite, ont très démocratiquement utilisé cette plateforme pour faire avancer leur agenda idéologique. Le Cese l'a reconnu sur son compte Twitter : «Des collectifs en ont profité pour porter leurs revendications. Nous en avons conscience et nous en tiendrons compte.» Mais Chantal Jouanno, qui depuis s'est retirée du pilotage de «grand débat national», elle, n'a pas l'intention d'en tenir compte. «Nous n'interdisons aucun thème, a déclaré la présidente de la Commission nationale du débat public, […] si des personnes veulent organiser une réunion pour rouvrir ce débat, elles sont parfaitement libres de le faire.»

Une loi votée par le Parlement, objet d’un débat national devenu un droit fondamental, pourrait donc être remise en question via le détournement d’une plateforme par 6 000 activistes. Ce modèle de prise d’otage, et l’ahurissante réaction de Chantal Jouanno, doit aussi donner à réfléchir quant à l’avenir et aux enjeux d’un mouvement, où 42 % des personnes ayant voté pour Marine Le Pen affirment être des gilets jaunes (ceux-là sans doute qui lâchent slogans antisémites et autres quenelles dans les manifestations), contre 20 % ayant donné leur voix à Jean-Luc Mélenchon.

La démocratie représentative demande sans doute à être réformée, et la Ve République repensée. Mais à quel prix ? Celui de l'abrogation d'avancées sociales, au motif que la majorité l'exige ? Doit-on proposer au même titre la remise en question de l'IVG ou l'abolition de la peine de mort ? N'est-on pas en train de confondre idéologies et institutions ? Doctrines et structures politiques ? Si un mépris de classe consiste à dénier au peuple son aptitude à choisir son destin, il faudrait prendre garde, à l'inverse, à ne pas verser dans la démagogie consistant à accabler aveuglément tout un système et à diaboliser jusqu'au délire un seul homme.

Plus que le passé, c'est le présent et l'avenir du concept même de démocratie dans son rapport au néolibéralisme et à la technocratie (à n'en pas douter les véritables ennemis) que les gilets jaunes interrogent. Et plutôt que d'aller chercher les images d'époques lointaines, ayant statut de mythe, pourquoi ne pas regarder de plus près l'évolution du Mouvement Cinq Etoiles fondé en 2009, ce «non-parti» populiste, ni de droite ni de gauche, «post-idéologique», chantre de la démocratie participative, qui vient de conclure un accord de gouvernement avec la Ligue, parti xénophobe d'extrême droite ? Alliance qui a eu pour effet de faire récemment chuter l'Italie de la 21e à 33e place dans le classement des démocraties - justement.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.