En partenariat avec la Fédération Parapluie Rouge, nous relayons les témoignages de travailleurSEs du sexe recueillis au mois de novembre 2018 sur l'impact de la pénalisation des clients sur les conditions de vie et de travail. Cette collecte de témoignages se déroule dans le cadre de la Question Prioritaire de Constitutionnalité actuellement en cours concernant la pénalisation des clients.
Les personnes dont nous relayons les témoignages sont issues de communautés variées de travailleurSEs du sexe : femmes cisgenres, transgenres, hommes cisgenres, transgenres, travaillant dans la rue ou sur internet, maîtrisant le français ou non, ayant un titre de séjour en France ou non. Le constat est encore une fois sans appel : la pénalisation des clients nuit aux travailleurSEs du sexe, quel que soit leurs modalités d’exercice, quel que soit le degré d’autonomie dont elles disposent dans leur activité, quelle que soit leur situation au regard du séjour en France. Pour des raisons de garantie d’anonymat, les prénoms ont été modifiés et nous ne publions pas l’origine du témoignage.
«Je suis travailleur du sexe depuis 2002. J'ai commencé à exercer le travail du sexe dans la rue sur la place de la porte Dauphine à Paris, puis en tant qu'escort. On me demande souvent pourquoi je fais ce travail car les gens ne comprennent pas. Oui le travail sexuel répond à une nécessité économique mais ma première motivation à l'époque où j'ai commencé était plutôt de l'ordre de la découverte et de l'expérimentation. Au contraire de certainEs collègues qui séparent leur travail de leur sexualité « intime », je n'ai jamais fait une telle distinction. J'estime que l'exercice du travail sexuel relève d'un travail tout en autant que de la sexualité, en tout cas en ce qui me concerne.
Je fais souvent le parallèle entre la stigmatisation du travail sexuel et de l'homosexualité. Je suis d'accord qu'il y a une différence entre un travail, des pratiques sexuelles, une orientation sexuelle ou une identité sexuelle, mais je pense que les mécanismes d'oppression et de stigmatisation sont en revanche similaires.
Pendant longtemps, on a considéré qu'il fallait guérir les homosexuels et les protéger contre eux-mêmes, que l'homosexualité était un fléau social, un trouble à l'ordre public et contraire à la morale et à la dignité de la personne. C'était considéré comme une condition dont on souffrait et quelque chose de mauvais pour l'ensemble de la société, au même titre que la prostitution. Le consentement des personnes n'était pas pertinent au regard du droit, notamment pour les personnes de moins de 21 ans, tandis que les rapports hétérosexuels étaient légaux dès 15 ans. Aujourd'hui, à l'âge de 36 ans, le consentement que je peux exprimer avec mes clients est considéré comme non valable pour des motifs qui me semblent contraires à mes droits fondamentaux. Je suis considéré comme une personne mineure, incapable, victime, qui ne sait pas ce qui est bon ou mauvais pour ma propre vie. Ou alors, je suis considéré comme une minorité non représentative, égoïste et nuisible à la société et qu'il ne faut pas écouter, tout comme les premiers militants homosexuels qui ont été stigmatisés et combattus comme des personnes dangereuses, et irréinsérables, qu'on ne pouvait plus sauver.
On nous dit que le travail sexuel serait une violence en soi, car il s'agirait uniquement de la sexualité des clients qui nous serait imposé par l'argent. Je pense au contraire, que le cadre du travail sexuel est un des rares cadres dans lequel les conditions du consentement sont clairement établies et négociées. Contrairement à ce que disent les prohibitionnistes, nous pouvons dire non à un client. Nous pouvons refuser les clients qui ne sont pas d'accord avec nos conditions. Nous pouvons refuser certaines pratiques, refuser si le prix ne nous convient pas, ou concernant l'usage d'outils de protection et contraception. De mon expérience, je peux dire qu'il est en réalité plus facile de dire non à un client que de dire non à un homme dont on est amoureux. Il est plus facile de perdre un peu d'argent, que de perdre l'estime ou l'attention de quelqu'un qu'on aime. Les codes de séduction et de la vie amoureuse imposent souvent un culte de la spontanéité, sans « négociation préalable » qui « tuerait l'amour ». Ainsi, à titre personnel, j'aurais plutôt tendance à dire que les rapports sexuels sont davantage « imposés » dans un cadre non rémunéré que par l'argent.
J'ai été quelques fois agressé au cours de mes 16 années d'expérience de travail sexuel, et la différence entre un viol, une agression sexuelle, l'absence de consentement, et un rapport sexuel consenti avec un client est pour moi une évidence. Il m'est arrivé que des hommes refusent de me payer après avoir eu des rapports sexuels. Pour moi, la violence vient du fait des hommes qui refusent de payer, qui pensent qu'ils ne devraient pas avoir besoin de payer, que l'accès à la sexualité leur est dû, et qu'un « vrai homme » n'a pas besoin de « payer pour ça ». Selon moi, les hommes qui assument le fait d'être client sont ceux qui respectent nos conditions, notre consentement, qu'on puisse changer d'avis, qu'une position nous soit inconfortable, et qui sont les plus respectueux.
Je ne ferais pas de généralisation. Il existe de bons et de mauvais clients, comme il existe des hommes bons et mauvais. Mais assimiler tous les clients à des violeurs est pour moi un mensonge. Pour moi, le travail du sexe a été un domaine d'expérimentation, de meilleure connaissance de moi-même, de possibilité de poser mes limites de manière claire, dans un cadre où l'argent permet souvent un non-jugement, que ce soit pour le client, mais aussi pour le travailleur. J'ai toujours ressenti le fait d'être payé comme valorisant, et l'expression symbolique d'un désir concrétisé par l'argent. Oui l'argent et les cadeaux peuvent faire partie des jeux amoureux et de séduction, et ne sont pas toujours, ni systématiquement, synonymes de domination et d'exploitation.
J'ai rencontré beaucoup d'hommes dans le cadre du travail du sexe, et tout au long de ma vie, j'ai continué à éprouver une fascination pour la masculinité, l'apparence de force en public, et deviner des fragilités dans l'intime. J'ai eu des clients amoureux que j'ai toujours tenté de protéger de leurs propres sentiments pour moi. Il y a des clients qui recherchent un confort, d'être rassurés, une affection, ou juste un bon moment « sans prise de tête ». Je me souviens d'un homme, travailleur immigré, qui m'a serré dans ses bras pendant quasiment toute l'heure de notre séance. Je me souviens d'un homme très âgé avec qui je revivais des scènes traumatiques de répression sexuelle qu'il avait vécu dans son adolescence dans une école religieuse très stricte ou il avait été fessé pour avoir touché un autre garçon. Il y a des séances qui peuvent être ennuyeuses, banales, désagréables, et d'autres qui sont un vrai plaisir partagé, parce que, contrairement à ce que les gens croient, beaucoup de clients éprouvent du plaisir et de l'excitation, à donner du plaisir…
J'ai exercé beaucoup de métiers dans ma vie. J'ai été facteur, standardiste, barman, serveur, réceptionniste, assistant de recherche, traducteur. Il n'y a qu'en ce qui concerne le travail sexuel, qu'on considère que le fait d'être rémunéré fait de ce travail un esclavage, comme si l'usage de son sexe était quelque chose de si particulier que toute la société puisse accepter qu'on puisse travailler juste pour répondre à une contrainte économique, payer le loyer, ses études, etc, sauf dans le cadre du travail sexuel où soudainement, l'argent serait preuve d'absence de consentement réel et de violence. Pourquoi, les prohibitionnistes n'ont-ils aucun problème avec le travail en général et seulement avec le travail sexuel en particulier ?
Quand j'étais serveur dans un restaurant du Marais, je me prenais des mains au cul, des insultes ou commentaires désagréables de la part des clients, j'étais très mal payé, au point où je mangeais les restes des assiettes en cachette à la fin de la soirée, ou que je volais un peu de pain que je ramenais chez moi. Personne, ne s'est jamais inquiété du fait que je ne travaillais pas par choix, par amour du métier, si je consentais ou non à porter des plats pendant des heures, si j'avais des douleurs à l'omoplate à force de tenir des plateaux, et aux jambes à force de piétiner et de rester toujours debout. Le travail sexuel comme tout travail peut être dur. Mais je crois que pour des raisons morales et discriminatoires à l'égard des personnes qui l'exercent, on préfère nous exclure du droit commun, nous refuser les droits et les protections dont jouissent les autres travailleurs, et considérer que nous n'existons pas, ou que nous sommes insignifiants.
Le travail du sexe n'est pas le problème central de nos vies. Au contraire, il est souvent la solution économique répondant à d'autres problèmes, qui eux ne sont jamais considérés. L'état et les pouvoirs publics se moquent bien des jeunes gays ou des personnes trans qui doivent quitter leur famille très jeune et trouver une indépendance économique seuls. L'état maintient plein de personnes, étudiantes, mères célibataires, migrants, dans une précarité sociale et n'apporte pas de solutions aux problèmes de la pauvreté. L'état refuse de régulariser les sans-papiers, ou de permettre aux demandeurs d'asile de travailler. Alors « what do you expect ? » comme diraient les anglophones. La pénalisation des clients est aujourd'hui une attaque directe à notre source de revenus. Elle ne donne pas plus de choix dans nos vies, au contraire, elle nous retire une option économique dans un système où celles-ci sont limitées pour beaucoup de gens.
Dans quelle tour d'ivoire vivent les politiques qui font ces lois contre nous ? Comment peuvent-ils prétendre en plus faire ces lois pour notre bien ? Mais n'est-ce pas là toute leur hypocrisie ? En réalité, je pense qu'ils savent très bien ce qu'ils font. Ils savent très bien qu'ils nous précarisent encore plus et qu'ils agissent contre nous. En instrumentalisant le concept de majorité silencieuse qui serait forcée au travail sexuel, ils utilisent un argument d'autorité morale pour disqualifier toute parole de travailleuse du sexe. Ils sont très clairs sur le fait qu'ils sont prêts à sacrifier les personnes qui refusent d'être identifiées comme victimes au nom d'un bien supérieur de la société. Ils savent très bien que pénaliser les clients est en réalité une arme contre nous pour nous empêcher de travailler et tenter de nous contraindre à changer de vie contre notre propre gré. Si vraiment le travail du sexe était aussi horrible, y aurait-il vraiment besoin de réduire « la demande » pour qu'il soit moins rentable et nous inciter à arrêter ? Y aurait-il vraiment besoin de nous « convaincre » de ne pas l'exercer ? Si nous vivions des « viols tarifés » pourquoi les lois sur le viol ne suffiraient elles pas ? Pourquoi y aurait-il besoin de créer des cas exceptionnels pour considérer que contrairement aux autres citoyens nous serions trop « endommagés » pour comprendre ce que nous faisons, et sans capacité de consentir ?
Mais qui sont-ils pour définir ce qu'est notre dignité ? Pourquoi faire l'amour serait-il un acte contraire à ma dignité? Pourquoi ne puis-je pas moi-même définir ce que je considère être digne ou non en ce qui concerne mon propre corps, et ma propre vie? Pourquoi le travail du sexe serait-il forcément le pire des métiers, quand d'expérience, il est au contraire souvent une échappatoire à des formes d'exploitation bien pires ?
Le travail du sexe m'a permis de faire des études. J'ai un Master en histoire du genre. Il m'a permis de voyager, j'ai vécu 5 ans à Londres. Il m'a permis d'avoir du temps pour militer notamment dans la lutte contre le sida avec Act Up. Le travail du sexe m'a apporté une liberté et une qualité de vie que je n'aurais sans doute pas eu autrement. C'est certainement la meilleure décision que j'ai prise de toute ma vie, et je ne regrette rien, y compris, malgré les discriminations, le regard des gens, la stigmatisation, les difficultés des histoires amoureuses et des jalousies des hommes que j'ai aimé. Ma vie est une aventure et un roman que je souhaiterais à plein de gens de vivre, parce que oui, la vie d'un travailleur du sexe peut être une vie de bonheur, d'audaces, de plaisirs et de libertés.
De quoi veut-on nous protéger ? De nous-mêmes ? De nos clients ? La pénalisation des clients leur donne au contraire plus de pouvoir. Depuis la pénalisation des clients, j'ai perdu une partie de mes revenus et donc du pouvoir de sélection et de négociation. Aujourd'hui les demandes de rapports sans préservatifs dans l'industrie du sexe gay sont devenues la majorité. Pendant 15 ans de travail sexuel je n'avais jamais eu une seule IST parce que j'utilisais systématiquement le préservatif, or depuis environ un an j'ai pris la décision de suivre un traitement PrEP en prévention de l'infection à VIH et d'accepter des rapports sans préservatifs avec certains clients, notamment mes réguliers pour m'assurer de leur fidélité. Au bout de 6 mois, et pour la première fois de ma vie, j'ai contracté une syphilis. Faisant des dépistages réguliers, on peut considérer que ce n'est pas très grave et que j'ai fait ma piqûre de pénicilline rapidement sans que cela n'ait d'incidence grave. Mais combien d'entre nous avons été contraints de revoir nos modes de prévention et de protection et avec quelles conséquences sur la santé ?
Depuis deux ans, j'observe un phénomène totalement nouveau, qui est celui de certains clients qui fixent les prix. Auparavant, jamais un client ne se serait permis de dire quel était le prix que nous devions accepter. C'était toujours aux travailleurs du sexe de décider et de fixer les prix. Les négociations pouvaient exister, mais étaient moins nombreuses et les clients attendaient d'abord de savoir quelles étaient nos conditions avant de négocier. Maintenant c'est comme s'ils étaient en position de pouvoir. C'est la grande ironie de cette loi.
Aujourd'hui, c'est à nous de nous adapter. Les demandes de chemsex ou sans préservatifs sont de plus en plus nombreuses et il devient difficile de vivre uniquement du travail sexuel. Il faut se rendre disponible pour ne pas perdre un client, être prêt à se déplacer ou recevoir à n'importe quelle heure. Les prohibitionnistes parviennent finalement à produire ce qu'ils prétendent combattre. Ils déplorent les effets dont ils chérissent les causes. Car la violence et les oppressions que nous subissons, trouvent leur cause davantage dans l'absence de droits, la clandestinité, les discriminations, les discours moralisants, que dans le fait d'avoir un rapport sexuel rémunéré entre adultes consentants.
Les gens savent ce qu'ont signifié la prohibition de l'alcool aux Etats Unis, ou l'interdiction de l'avortement. Les femmes qui avortaient dans la clandestinité ne le faisaient peut être pas toutes par plaisir, ni par choix, mais au moins avec la légalité, l'accès aux soins et aux droits, elles peuvent rester en vie et en bonne santé. Pourquoi la logique serait-elle différente en ce qui concerne le travail sexuel?
Nous ne prétendons pas que tout le monde aime ce travail. Mais pourquoi serions-nous toujours les seuls travailleurs à devoir se justifier d'aimer ou de détester notre travail pour envisager l'accès à des droits et aux protections de base dont bénéficient les autres travailleurs? Pourquoi avons-nous les devoirs de payer notre URSSAF et nos impôts sans avoir les mêmes droits?
Mesdames et messieurs les sages, je ne crois pas être une personne nuisible à la société ni un danger pour moi-même. Au contraire, je crois que j'apporte beaucoup de bien et des services utiles dans un monde dans lequel les gens pourtant si connectés, ne savent parfois plus comment se parler, se toucher, se rencontrer. Je ne comprendrai jamais pourquoi notre société considère les hommes qui portent des armes et font la guerre comme des héros, tandis que nous qui donnons du plaisir sommes considérés comme des inadaptés sociaux, des victimes et des pauvres filles.
Je vous implore de ne pas nous réduire aux représentations mensongères véhiculées sur nous. Nous ne sommes pas des objets mais des sujets. Nous ne sommes pas des minorités insignifiantes. Les intérêts des travailleuses du sexe ne s'opposent pas selon le degré d'exploitation et de contrainte auquel nous sommes exposés. La pénalisation nuit en réalité à tout le monde. Nous ne sommes pas des lobbys de proxénètes aux intérêts vils mais les personnes les plus concernées et directement affectées par la loi. Vous avez l'opportunité que justice soit rendue et de nous faire vivre un moment si rare, enfin une possibilité de reconnaissance de nos existences, de nos besoins réels, et de nos droits fondamentaux. S'il vous plait, abrogez cette pénalisation.
Thierry Schaffauser, à Paris, le 20 décembre 2018