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Libération
CHRONIQUE «ECONOMIQUES»

La complexité fiscale à la française, source d’inégalités

Notre système ressemble davantage à un maquis qu’à un jardin à la française. Coûteux parce qu’inefficace, il est source d’injustices. Par exemple, un artisan sera toujours plus démuni qu’une grande entreprise et son armée de fiscalistes.
Une personne consulte son avis d'impôt sur le revenu. (Photo Philippe Huguen. AFP)
publié le 21 janvier 2019 à 17h06

Au cœur du grand débat qui vient de s’ouvrir, les questions fiscales occupent une place centrale. Plusieurs documents, notamment une fiche préparée par Bercy, ainsi que des notes de France Stratégie, proposent une synthèse bienvenue de la situation française, en particulier en comparaison avec les autres pays européens. On y apprend ainsi que si les dépenses socialisées, financées par les taxes et les cotisations sociales, sont plus élevées qu’ailleurs, c’est surtout en raison des retraites, des dépenses militaires, et de subventions plus importantes au secteur productif. On y lit aussi la faiblesse de la France en termes d’investissement dans l’éducation et la recherche. On voit s’y dessiner les grandes caractéristiques de l’intervention publique en France : d’importants efforts pour réduire les inégalités, davantage grâce à la structure des prestations qui bénéficient surtout aux plus pauvres qu’à celle des prélèvements, globalement peu progressifs ; mais très peu d’efforts en faveur de la mobilité sociale, dont on sait par ailleurs qu’elle est très faible en France.

Mais une grande question, passée sous silence par ces notes de synthèse, est hélas absente du grand débat en cours : cette question, c’est celle de la complexité de la fiscalité française. Certes, tout système fiscal, fruit autant de grands principes clairs que d’un empilement de dispositifs adoptés au fil de l’eau, visant à répondre aux problèmes du moment puis pérennisés par l’inertie ou par de nouvelles urgences, donne plutôt l’image d’un maquis que d’un jardin à la française. Il n’en reste pas moins que toute réforme ou évolution de la fiscalité devrait avoir parmi ses objectifs celui de la simplification. Car la complexité est coûteuse : source d’inefficacités multiples, elle est également le moteur d’inégalités profondes.

Tout dispositif fiscal modifie les incitations pesant sur les acteurs économiques, qu’il s’agisse des ménages ou des entreprises. Cela peut être un objectif recherché, comme dans le cas de la fiscalité écologique ou des taxes pesant sur l’alcool ou le tabac ; cela peut être aussi la source de distorsions, comme dans le cas des taxes pesant sur le travail, renchérissant le coût de l’emploi pour les entreprises et diminuant le salaire perçu par les travailleurs ; mais la difficulté à appréhender des règles, qui plus est lorsqu’il est difficile d’anticiper leur évolution, augmente inutilement l’incertitude. On sait tous les avantages des taxes à large assiette et à taux bas, en termes de clarté, de lisibilité et de rendement budgétaire ; et pourtant, exception après exception, niche après niche, c’est l’inverse qui caractérise le système fiscal français : des taux en apparence élevés, mais pesant sur des assiettes réduites, percées de partout.

Source d’inefficacités, la complexité fiscale est également créatrice de profondes inégalités. Entre les entreprises selon leur taille tout d’abord, un artisan exerçant seul étant bien plus démuni qu’une grande entreprise pouvant faire recours à des fiscalistes, internes ou externes. Entre les ménages aussi, les plus fortunés faisant régulièrement appel à des cabinets spécialisés permettant de profiter d’opportunités peu visibles pour le commun des mortels : nourrie par la complexité, l’optimisation fiscale est l’apanage des puissants.

Si la complexité fiscale est source de tant d’inefficacités et d’inégalités, pourquoi donc perdure-t-elle ? C’est qu’outre les difficultés intrinsèques à toute démarche simplificatrice, elle sert également de nombreux acteurs : des cabinets spécialisés dans la compréhension de règles confuses en tirent d’importants profits ; de nombreux chercheurs universitaires, juristes ou économistes, en font leur miel ; et au sein de l’appareil d’Etat, les services de Bercy monopolisant peu ou prou l’expertise et les données statistiques permettant de la déployer peuvent ainsi conforter leur position dominante vis-à-vis d’autres ministères, du Parlement ou d’organismes cherchant à évaluer l’action publique de manière indépendante. De ce point de vue, la publication de fiches de synthèse plutôt transparentes et pédagogiques est un signe encourageant de la démarche initiée par le «grand débat» : ce partage du savoir est une condition nécessaire à la maturité de la réflexion collective. Mais sans une réelle démarche de simplification, le débat public restera à la merci du bon vouloir de ceux dont le pouvoir s’appuie sur la compréhension d’un système à la complexité délétère.

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.