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Chronique «Politiques»

Les paradoxes français

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L’élitisme du pouvoir choque d’autant plus notre égalitarisme que l’ascenseur social est au point mort.
publié le 24 janvier 2019 à 17h06

Qu’il s’agisse de la France en fureur des gilets jaunes ou bien de la France en dialogue des maires portant leur écharpe tricolore, les revendications, les frustrations, les exigences, les priorités convergent largement. Voici de nouveau le pays, ou en tout cas, une large partie des citoyens, engagé dans une contestation sociale aux formes atypiques mais au contenu très clair : pouvoir d’achat, fiscalité, inégalités, c’est le modèle social français qui est mis en cause, son injustice, sa lourdeur, son inefficacité. La France, comme souvent, remporte en Europe la palme de la contestation sociale, de la confrontation spectaculaire. Les sondages, immuables, le montrent régulièrement, l’Hexagone est au sein du Vieux Continent largement en tête du mécontentement, du pessimisme, de la contestation sociale.

Le paradoxe est que la France se trouve être aussi le pays occidental qui, avec la Scandinavie, a le budget social le plus élevé, le bouclier social le plus large, la protection sociale la plus ambitieuse. Certes, le taux de chômage reste important (9 %), légèrement supérieur à la moyenne européenne, certes, le taux de pauvreté est encore de 14 % (légèrement inférieur à la moyenne européenne), certes, le pouvoir d’achat a stagné ou s’est érodé depuis la grande crise économique de 2008, certes, le succès du mouvement des gilets jaunes le démontre, tout une fraction de la population vit mal, vit douloureusement, notamment les milieux populaires au travail et la classe moyenne des territoires déshérités. Reste qu’il existe une contradiction permanente entre l’ambition de la politique sociale et ses résultats. La France dépense de plus en plus d’argent pour protéger des citoyens qui se sentent de plus en plus abandonnés.

Cela s’explique en partie par des maladresses ou des erreurs gouvernementales (augmenter la CSG des retraités avant de baisser les impôts, imposer la baisse de cinq euros des APL, inefficace et provocatrice, ignorer l’impact social de la politique antidiesel, etc.). Cela tient également à la prodigieuse lourdeur bureaucratique française, à la marée continue des normes et des circulaires, à la contradiction absurde entre l’augmentation du nombre des fonctionnaires et la diminution des services publics depuis vingt ans. Cela se complique inexorablement avec une croissance modeste et une très lente augmentation de la productivité qui rendent plus difficile les augmentations de salaire ou même le maintien du pouvoir d’achat.

De surcroît, l’entrée dans un monde nouveau subi, celui de la mondialisation et dans un monde nouveau voulu, celui de l’Europe, multiplie les craintes et les peurs. Une large fraction des Français a le sentiment d’en être la victime innocente, une autre large fraction redoute d’en devenir par le déclassement la prochaine perdante. La France est intrinsèquement pessimiste mais rarement les circonstances ont été à ce point réunies pour l’inquiéter et alimenter le déclinisme et le sentiment de vulnérabilité. On dira que l’Europe tout entière est bousculée par ces craintes, ces colères et ces rejets, comme en témoigne la poussée populiste générale. Le caractère politique des Français en accroît cependant l’impact dans notre pays. La France est en effet la plus égalitariste des nations occidentales et, en pleine période de protestation sociale, se trouve dirigée par le plus élitiste des pouvoirs. Cette contradiction accidentelle explique largement non pas la colère sociale - elle a ses propres facteurs, on l’a vu - mais l’intensité subite de cette colère. L’égalitarisme, la violence du sentiment d’injustice, la détestation des privilèges, la rancœur devant les inégalités, la haine des riches, bien plus marquée que dans les pays voisins, tout cela traverse et colore notre histoire.

Or le modèle de mobilité sociale qui jadis et naguère atténuait les effets de ce tempérament, ce modèle est bloqué depuis une génération, et les Français en ont conscience. L’ascension culturelle et sociale est encalminée, cela se mesure, cela se sent, cela choque à juste titre. Coïncidence imprévue, la victoire d’Emmanuel Macron porte au pouvoir la plus élitiste des équipes depuis bien longtemps. Le Président lui-même est un symbole social, l’image d’une réussite personnelle fulgurante, de dons individuels spéciaux, le reflet aussi d’un milieu social trop heureux.

Cela s’offre aux caricatures, aux polémiques et aux outrances. L’originalité de son équipe gouvernementale est une concentration quasiment sans précédent de grands experts, de hauts technocrates en lieu et place des équilibres savants entre hommes politiques blanchis sous le harnais. L’élitisme au pouvoir en pleine crise sociale, en pleine extrémisation politique, en pleine décomposition démocratique, en pleine phase de fureur et de peur, c’est un autre paradoxe français, un paradoxe politique compliquant un paradoxe social.