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Libération
CHRONIQUE «ECRITURES»

Des lames et des larmes

Dans une publicité, Gillette incite les hommes à se défaire de la masculinité toxique, sans montrer de rasoir. (Capture d'écran de la publicité Gillette)
publié le 25 janvier 2019 à 18h16

Une récente publicité pour les rasoirs Gillette a créé une polémique aux Etats-Unis. Dans la lignée de MeToo, le clip montre des garçons et des hommes pensifs face aux situations dont ils sont parfois les acteurs, mais aussi les victimes : intimidation et insultes via Internet, brutalité physique et mentale, harcèlement sexuel. Il les invite à changer d'attitude, notamment en luttant contre le sexisme et la violence dans l'éducation des enfants dès le plus jeune âge. Il leur suggère d'aller chercher «ce qu'il y a de meilleur en l'homme», à savoir non le mépris, la vulgarité, l'agressivité, mais au contraire l'écoute, l'attention, la tendresse, le secours. «Car les garçons d'aujourd'hui sont les hommes de demain», conclut le slogan.

Dans un pays dirigé par un président qui aime les armes et se vante d’attraper les femmes par la chatte, cet appel au respect en a choqué plus d’un. Et voilà les masculinistes et autres machistes rancis qui boycottent la marque et partent en guerre contre la répression des hommes - les vrais. Ils tiennent en effet la pulsion sexuelle irrépressible, la violence et l’agressivité pour l’expression pure et simple de l’identité masculine, à l’instar de la barbe. L’homme viril, loin des «petits pédés», c’est celui qui brandit sa «bite» et son couteau, pour reprendre des mots chers à Michel Houellebecq. Notre écrivain national, à l’instar des Zemmour et autres Moix, voue en effet un culte (mou et déçu, mais quand même) au «phallus triomphant». Si on les en croit, il y aurait une nature mâle qui impliquerait essentiellement de se battre et de conquérir les femelles, comme la nature des femmes (jeunes) serait de se soumettre au mâle dominant et de le satisfaire, tout en se dévouant à «la nécessité de reproduire l’espèce» (ce qui justifie qu’après 50 ans, on les jette). L’homme, réduit à son statut de «mammifère mâle», de «simple primate», n’a que faire d’une culture qui chercherait à le civiliser, il reste et doit rester un être de nature soumis à son instinct et à ses hormones. Ce qu’il y a de meilleur dans le garçon, c’est le cochon, et dans la garce, c’est la chatte. C’est ainsi que le narrateur de Houellebecq, fin lecteur de Proust, propose de remplacer «jeunes filles en fleurs» par «jeunes chattes humides». Ça a le mérite de recentrer le débat. Assez déconné, au sens littéral, c’est la devise des couillus pour qui neurones ne rime pas avec testostérone car «un garçon sera toujours un garçon». Que le machisme soit justement le contraire de la virilité, voilà qui ne les effleure pas plus qu’une lame Gillette.

A propos de garçons, je ne cesse de penser au jeune Malien de 14 ans mort noyé en Méditerranée, sur qui le médecin légiste chargé d'identifier les cadavres a retrouvé, cousu dans la doublure de son vêtement, non pas de l'argent ni une pièce d'identité, mais ses bulletins scolaires. Au XVIIIe siècle, les pauvres qui tentaient de franchir des fleuves à la nage, faute de pouvoir payer un passeur, portaient au poignet un bracelet de parchemin (1) indiquant leur nom ; les errants des routes gardaient sur eux un petit fragment de papier - lettre, billet, prière - destiné à faire état de leur existence. Craignant de mourir anonymes, ils désiraient partager, malgré tout, une appartenance au monde, dire qui ils étaient, être, au moins une fois, reconnus. De même, ce jeune garçon a dû choisir avec soin le témoin de son identité. Etait-il parti seul ou avec sa famille ? Avait-il un point d'accueil, quelqu'un qui l'attendait ? Nous ne connaissons rien de lui, même pas son nom, effacé par la mer comme par des larmes. Mais nous savons que c'était un garçon qui avait du courage, qu'il croyait à la reconnaissance de la valeur humaine, à la puissance du savoir ; il croyait que ceux qui n'ont rien ne sont pas rien et peuvent devenir quelqu'un, il était prêt à apprendre. Loin des fous, des tueurs, des beaufs, il croyait que de l'autre côté de la mer, il y avait un peuple d'enseignants bienveillants, un peuple de parents aimants, les bras ouverts pour tous les enfants qui travaillent bien à l'école. Sa première et dernière leçon de l'Europe aura été bien amère. Ce garçon-là n'a pas eu le temps de devenir un homme, mais il avait son idée de ce qu'est un homme. Dans nos pays où l'on fait plus volontiers passer aux mineurs étrangers des tests osseux pour les renvoyer chez eux que des tests scolaires pour les envoyer à l'école, nous sommes tous en deuil de lui, et de cette idée.

(1) Arlette Farge, le Bracelet de parchemin : l'écrit sur soi au XVIIIe siècle (Bayard).

Les autres citations sont extraites de Sérotonine, de Michel Houellebecq (éditions Flammarion).

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.