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Libération

Gilets jaunes : les leaders d’un mouvement sans leader

Quand les personnages les plus emblématiques d’une mobilisation ne cessent de répéter qu’ils ne dirigent rien, la question est : qui décide quoi ?
publié le 25 janvier 2019 à 18h16

Qui dirige quoi ? Et y a-t-il seulement quelque chose à diriger ? L’organisation des gilets jaunes laisse les observateurs circonspects. Sans structure formelle, ce mouvement gazeux tient la distance tant bien que mal depuis deux mois. Contrairement aux apparences d’un mouvement totalement chaotique, on constate en coulisses un début d’organisation. Ou plutôt des débuts d’organisation. Diverses structures de coordination nationale des gilets jaunes se sont montées ces dernières semaines, autour de trois légitimités différentes : celle des réseaux, celle des plateaux télé et celle du terrain.

Les gilets jaunes sont, à l'origine, un mouvement décentralisé, éclaté entre de très nombreux ronds-points. Autant de micro-espaces politiques qui ne communiquaient pas forcément entre eux. Facebook s'est vite imposé comme le rond-point des ronds-points, comme une AG permanente du mouvement. Les gilets jaunes n'ont pas de «leaders revendiqués», comme l'assure Benjamin Griveaux, mais plutôt des leaders revendiquant le fait de ne pas être des leaders : Eric Drouet, Maxime Nicolle ou Priscillia Ludosky. C'est un invariant des mouvements «grassroots» créés sur Internet, il existe toujours des leaders informels propulsés par leur influence sur les réseaux. «Les dynamiques propres à l'économie de l'attention en ligne - la course pour avoir le plus de likes ou de vues - crée des porte-parole de facto, écrit la sociologue Zeynep Tufekci dans son livre Twitter and Tear Gas. Ces leaders de facto se retrouvent eux-mêmes dans une position compliquée : ils attirent beaucoup d'attention sur eux, ce qui est profitable pour le mouvement, mais il leur manque la reconnaissance formelle de leur rôle de porte-parole.»

Le cas d’Eric Drouet est emblématique de cette nouvelle manière de diriger un mouvement social sans en avoir l’air. Ce chauffeur routier de 33 ans exerce une influence considérable, mais de plus en plus critiquée en interne. Créateur de l’événement Facebook du 17 novembre qui a lancé la mobilisation, il est aujourd’hui l’administrateur d’un des principaux groupes Facebook du mouvement, «la France en colère !!!» (300 000 membres). Il a construit sa relation de confiance avec la base, avec ses nombreux Facebook lives enregistrés en direct de son camion.

Drouet conçoit sa fonction comme celle d'un «messager» qui relaie, fort de son audience, les initiatives qu'on lui transmet. «Vous me donnez beaucoup de choses à partager, j'essaye de faire le tri», disait-il dans un live. Les gilets jaunes sont devenus une fourmillante boîte à idées : grève générale, marche des femmes, chaîne humaine à travers toute la France, «Nuit jaune», marche des blessés… Pour se concrétiser sur le terrain, les créateurs de ces événements ont besoin de l'audience et de l'onction que représente un partage par Eric Drouet ou Maxime Nicolle. Leur influence les rend incontournables. Une manifestation parisienne ne devient «officielle» pour les gilets jaunes que si elle est partagée par Eric Drouet.

«J'essaie de partager le maximum», répète sans cesse Eric Drouet dans ses lives. La vérité est plus contrastée. Il ne partage que les événements que lui et son équipe veulent bien partager. Le processus de sélection est tout sauf transparent. Des gilets jaunes le soupçonnent d'avoir mis en place une direction officieuse du mouvement, dont personne ne sait rien. Face à ces accusations, Eric Drouet répond que les initiatives qu'il promeut ne font que retranscrire la volonté de la base.

Le concept d'une «Nuit jaune» viendrait ainsi directement d'un sondage mené sur son groupe, où il demandait aux internautes de lui soumettre de nouvelles idées. En se présentant comme un simple «messager» qui retranscrit la volonté de la base, il s'exonère de la responsabilité juridique et morale des événements. Interrogé sur l'antenne de RT France, Eric Drouet assurait ne pas en être responsable et ne faire que «relayer les informations». «C'est la remontée des réseaux sociaux», explique-t-il.

A côté des leaders de Facebook, un rassemblement de gilets jaunes des plateaux télés s’est constitué autour d’Hayk Shahinyan. Ce «Collectif du 17 novembre» est à l’origine de la liste aux européennes menée par Ingrid Levavasseur, une aide-soignante de 31 ans remarquée pour ses passages à la télévision. Ne bénéficiant d’aucune assise sur les ronds-points ou sur les réseaux, ces porte-parole autoproclamés des gilets jaunes ont reçu de très sévères critiques à l’annonce de la constitution de la liste. Défendre les gilets jaunes sur les plateaux ne suffit pas pour parler en leur nom, il faut l’onction des réseaux sociaux ou se soumettre à un long exercice démocratique sur le terrain.

C'est le sens de la démarche d'une autre coordination des gilets jaunes, qui fait nettement moins parler d'elle. Le 30 novembre, un rassemblement de ronds-points de Commercy, petite ville de la Meuse, lançait un appel à créer dans toute la France des assemblées populaires, selon des principes proches du municipalisme libertaire. Deux mois plus tard, le processus parvient à son terme et se tiendra ce week-end une «assemblée des assemblées» dans la Meuse, où seront représentées une cinquantaine d'assemblées de toute la France. «On fait les choses par la base, avec des assemblées locales, explique Claude, un des membres de Commercy. La différence est fondamentale. Ce ne sont pas des leaders autoproclamés. Tout le monde prône la démocratie au sein des gilets jaunes. Nous, on essaye de la faire vraiment.»