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Interview

Rob Reich: «La philanthropie n’est pas toujours l’amie de l’égalité, c’est aussi un exercice de pouvoir»

Faire un don favoriserait-il les riches ? C’est la thèse polémique du chercheur américain qui démontre que le système de dons aux Etats-Unis, mais aussi en France, exacerbe les inégalités au lieu de les réduire. Il remet en cause les avantages fiscaux accordés aux donateurs et aux fondations privées.
(Dessin Simon Bailly)
par Laure Andrillon, (à San Francisco)
publié le 25 janvier 2019 à 17h06

Aux Etats-Unis, l’empreinte des philanthropes est visible au quotidien : leurs noms apparaissent inscrits sur le fronton des bibliothèques, imprimés par ordre de montant de donation dans les programmes de spectacles, gravés sur les bancs publics, égrenés sur les panneaux d’affichage des écoles et jusque dans les CV des étudiants boursiers. La philanthropie n’est pas seulement une affaire de magnats mais une pratique populaire : 90 % des foyers américains font don d’argent à des œuvres de bienfaisance, et le total des donations privées s’élève à 2 % du PIB - contre 0,2 % en France. L’élan philanthropique dispose même d’une journée nationale, le Giving Tuesday (le 27 novembre), mis en place pour compenser la folie consumériste du Black Friday. C’est cette date symbolique que le chercheur américain Rob Reich a choisie pour publier un ouvrage provocateur qualifiant la philanthropie à l’Américaine d’

«indéfendable».

Dans son nouvel opus

Just Giving

(1), ce professeur de sciences politiques de l’université Stanford montre que la politique publique américaine fait du don philanthropique un mécanisme de subvention des préférences des riches au détriment de celles des pauvres, mettant en danger la démocratie elle-même. Il puise dans l’histoire, la philosophie politique et l’économie pour proposer une vision rédemptrice de la philanthropie, construite sur les principes de décentralisation du pouvoir et d’expérimentation.

Comment un professeur de Stanford, une université privée dont le fonctionnement repose largement sur la récolte de dons, en vient à écrire une telle critique de la philanthropie à l’américaine ?

Mon intérêt académique pour la notion de philanthropie a été déclenché par une expérience très personnelle : le fait de vivre à Palo Alto, en pleine Silicon Valley. Quand j’ai inscrit l’aîné de mes enfants à l’école publique, j’ai reçu une lettre de bienvenue qui indiquait aux parents d’élèves que la «donation volontaire attendue» pour l’année scolaire était de 2 500 dollars par enfant. Curieux de savoir combien demandaient les écoles du coin, j’ai découvert des inégalités flagrantes : par exemple, l’école publique de Woodside près de Stanford récolte, rapporté au nombre d’élèves, davantage en argent privé que ce que reçoit une autre école d’un quartier défavorisé en argent public. J’ai été frappé par le décalage entre l’intention du don et son effet. En nous invitant à soutenir financièrement l’école publique, on lui faisait perdre son essence : le don philanthropique exacerbait les inégalités au lieu de les réduire. C’est le point de départ de ce que je défends aujourd’hui : la philanthropie ne mérite pas seulement nos encouragements et notre gratitude, elle mérite aussi notre méfiance.

En quoi la philanthropie est-elle un sujet de philosophie politique ?

Les domaines de l’économie et de la sociologie étudient surtout la philanthropie pour savoir comment l’optimiser. Du point de vue philosophique, je me demande si c’est une bonne chose en soi, et ce que l’on devrait viser en l’optimisant. Ce n’est pas seulement une question de moralité personnelle (à qui donner ? combien ?), c’est aussi un problème de moralité collective. Je suis convaincu que la philanthropie est une forme et un exercice de pouvoir. Il est nécessaire et urgent de l’analyser car le nombre de fondations privées a explosé ces vingt dernières années, aux Etats-Unis et en France, et elles ont un poids réel sur nos politiques publiques.

On est aussi à l’ère où les grands philanthropes sont sur le devant de la scène : on voit par exemple Bill Gates apparaître lors du G20 aux côtés de chefs d’Etat ! De toute façon, on ne peut pas séparer la philanthropie du système politique dans lequel elle opère : les dons philanthropiques donnent lieu à des avantages fiscaux dans nombre de pays, de sorte que les gouvernements sont complices ou en tout cas impliqués dans cet exercice de pouvoir. Il est donc nécessaire de se demander si la philanthropie agit en faveur ou au détriment de la démocratie.

Que reprochez-vous à la philanthropie ?

On associe naturellement la philanthropie à la notion d’égalité, puisqu’à son fondement est l’idée d’aider les plus défavorisés ou de s’attaquer aux racines des inégalités. Mais l’histoire n’est pas si rose qu’elle le semble. La philanthropie n’est pas toujours l’amie de l’égalité, elle peut y être indifférente et elle peut même être une cause d’inégalité. Le système américain (et dans une moindre mesure le système français) fait qu’il y a de l’inégalité à l’entrée et à la sortie du transfert qu’est le don. Les politiques publiques encadrant la philanthropie aux Etats-Unis traitent les donateurs de manière inégale du fait de la déduction d’impôts, ce mécanisme qui fait qu’un don donne lieu à une réduction du revenu imposable.

Puisque cette déduction dépend de la tranche fiscale dans laquelle on se situe, un don d’un dollar peut après déduction coûter un dollar pour les plus pauvres contre 60 centimes pour les plus riches. Ce qui n’est pas du tout anodin : cela signifie que le système fiscal subventionne davantage les choix et les préférences des riches que ceux des pauvres. C’est comme donner un mégaphone à certains et pas à d’autres. Or des études montrent que les dons soutiennent des causes différentes selon les revenus des donateurs : aux Etats-Unis, 10 % des dons des plus pauvres servent à subvenir aux premières nécessités, contre moins de 4 % chez les plus riches. 66 % des dons des plus pauvres sont alloués à la religion, contre 17 % chez les plus riches. A l’inverse, 50 % des dons des plus riches financent l’éducation et la santé contre seulement 6 % chez les plus pauvres. Le déséquilibre est aussi frappant si on regarde les dons alloués aux arts : 15 % des dons chez les plus riches contre 1 % des dons chez les plus pauvres. Un argument classique en faveur de l’encouragement fiscal de la philanthropie est de dire qu’il vaut mieux inciter les riches à donner leur argent plutôt que de le conserver ou de l’utiliser autrement. Mais on oublie que le gouvernement renonce à de l’argent public en déduisant les dons des impôts : la vraie question n’est pas de savoir si donner est mieux que de ne pas donner, mais si la philanthropie reflète les préférences collectives. Il faut se demander si elle redistribue l’argent plus démocratiquement que le gouvernement s’il avait disposé de cette somme sous forme de taxe.

Est-on face à un problème uniquement contemporain ?

La philanthropie est aussi vieille que l'humanité, et c'est un objet politique depuis au moins l'Antiquité. L'exemple du système liturgique de la démocratie athénienne est passionnant : c'est une sorte de philanthropie obligatoire ancrée dans les valeurs de compétition, d'honneur et de vertu promues par la cité. Les fortunes personnelles des plus riches citoyens sont en quelque sorte réquisitionnées pour contribuer aux dépenses publiques. On peut refuser de contribuer, mais il faut alors nommer quelqu'un de plus riche que soi - qui, s'il refuse à son tour, doit accepter une part de déshonneur et doit échanger sa fortune contre celle de la personne qui l'a défié. C'est un système ingénieux qui montre une volonté d'exercer un contrôle démocratique sur la richesse tout en louant la gloire du bienfaiteur. Il y a aussi l'exemple du Waqf, mis en place dès le IXe siècle dans la civilisation islamique : une donation faite à perpétuité par un particulier à quelqu'un ou une œuvre d'utilité publique. Elle doit être approuvée par l'Etat et être donnée en usufruit à perpétuité, de sorte que les gérants de chaque Waqf doivent, de successeur en successeur, respecter le but originel du donateur même après sa mort. C'est un précurseur de ce qu'est la fondation privée aux Etats-Unis aujourd'hui… sauf qu'il n'a pas été mis en place par une société démocratique !

Un autre exemple intéressant est celui de la France, quand Anne Robert Turgot met en garde ses contemporains dès le XVIIIe siècle dans l'Encyclopédie de Diderot : il affirme que les fondations échouent à promouvoir le progrès social, en particulier parce qu'elles ont tendance à combler les inégalités sans interroger leurs causes, et parce que leur objectif étant fixé pour l'éternité, elles passent à côté des enjeux propres à chaque période de l'histoire. Cet héritage est un bon antidote à l'amnésie historique qui nous laisse penser que la philanthropie est un phénomène politique nouveau. La donnée vraiment nouvelle, c'est le système de déduction d'impôts qui traite les donateurs selon un biais que je considère ploutocratique : je n'en ai pas trouvé d'occurrence avant le XXe siècle.

Comment réformer le système pour sauver l’acte philanthropique ?

La philanthropie repose sur l’exercice de notre liberté de disposer comme on le souhaite de notre argent. Je ne crois pas qu’il y ait besoin d’instaurer un avantage fiscal pour nous inciter à exercer cette liberté. Si on conserve l’incitation fiscale, il faudrait au moins la réformer pour qu’elle devienne plus égalitaire : par exemple un crédit d’impôt plafonné, indépendant du revenu du donateur, plutôt qu’une réduction du revenu imposable. La philanthropie serait plus diverse et plurielle. Quant aux fondations, je vois un grand potentiel dans ce que je pointe aussi comme un défaut : le fait qu’elles aient très peu de comptes à rendre. Si on les encadre par des politiques publiques adéquates, elles peuvent œuvrer en toute indépendance, sur un temps long, puisqu’elles ont l’avantage de n’avoir à répondre ni à la demande d’un marché ni aux attentes des électeurs. Elles peuvent s’affranchir de ce que mon confrère Dennis Thompson appelle le «présentisme de la démocratie», qui fait qu’un gouvernement peine à aborder les problèmes dont la solution n’est pas à sa portée immédiate. Plutôt que d’œuvrer à pourvoir aux premières nécessités, car c’est la responsabilité du gouvernement qui peut être tenté de s’en décharger lorsque les philanthropes l’endossent à sa place, les fondations pourraient être des sortes de laboratoires d’utilité publique décentralisés, qui testent des choses ambitieuses, comme le revenu universel ou de possibles réponses au problème du changement climatique. Si l’idée fonctionne, la société l’adoptera naturellement en y mettant son cachet d’approbation démocratique, comme quand le philanthrope Carnegie a financé, entre 1911 et 1917, la création de 1 500 bibliothèques publiques aux Etats-Unis.

Quand le financement a été interrompu, les citoyens ont réclamé leur maintien par la municipalité et c’est maintenant une pratique installée. Il y a d’autres histoires à succès : la révolution verte ou encore le microprêt sont nés de tentatives de philanthropes. La philanthropie devrait être un outil d’innovation et de prise de risque plutôt qu’un exercice de pouvoir. La régulation devrait l’encourager à viser non pas une récompense immédiate, mais une forme de justice à l’échelle intergénérationnelle.