Le mot «érection» vient du latin erectio
(«action d’élever, de dresser»), dérivé du verbe erigere («mettre droit,
ériger»). Son étymologie même renvoie à l’idée de l’architecture. En grec,
l’idée du phallus comme construction est aussi prégnante. Le mot «érection» se
traduit en grec par στύση (stisi) qui a un rapport avec στύλος (stylos)
–“pilier”– dérivé du verbe ἵστημι (istamai) : “se tenir debout”,
“supporter”. Stylos désigne donc une chose longue et étroite,
cylindrique ou rectangulaire qui tient ou supporte quelque chose au bout : une
colonne, par exemple. Ou un pistil.
«ll me semble que c’est là le point de départ»
«ll me semble que c’est là le point de départ,
raconte Rodolphe S. Imhoof (ancien Ambassadeur suisse). Faire quelque chose.
Faire quelque chose de sa vie. Faire quelque chose de soi-même. Or, pour créer,
pour faire quelque chose, que fait l’homme ? Il se lève ! Un homme couché, un homme
mort ne crée pas, ne crée plus. Il se lève donc. L’homme debout n’est jamais
statique, il est en mouvement perpétuel. Il construit, d’abord, sa propre vie,
son environnement, sa famille. Il se construit jour après jour.» L’humain
s’inscrit dès la naissance en constructeur. Ce qui implique détruire autant que
créer. Impossible de construire, sans d’abord libérer de l’espace ou de
nouvelles possibilités. Or «pour détruire il faut aussi se lever, il faut
être debout et marcher, avec ou sans arme. Mais il faut être en érection.»
Pourquoi cette obsession de construire
Dans Éloge
de l'érection, magnifique ouvrage collectif traitant du lien érection-art,
Barbara Polla (médecin, galeriste et écrivaine) avance une explication à cet appétit humain de construire
(détruire). Le problème c'est l'érection, dit-elle, ou plutôt sa durée. On
débande trop vite. D'où la nécessité de créer des «érections compensatoires»
sous la forme d'architectures. «L'homme, voué à l'alternance insurmontable
[…] de la position debout et de la position couchée, se devait de trouver une
manière de détourner cette réalité. Mais comment lutter […] ? Par
une grande vie, bien sûr... par une érection durable, qui ne saurait
s'écrouler. Par une érection durable et qui plus est, visible : que le monde
entier la voie et puisse l'admirer, au siècle des siècles, amen. L'architecture
aura été, de tout temps, pour les hommes, l'une des grandes consolatrices de la
détumescence et de la mort. (1)»
Les «grands travaux» : des érections
compensatoires ?
Cette logique compensatoire, tous les politiciens
l’illustrent qui cherchent «à construire, à ériger des bâtiments, à éviter
ainsi la débandade de leur pays et à assurer une érection durable.
L’architecture devient une incarnation de la puissance, de la dignité, des
visions qu’une ville, voire un pays, ont d’eux-mêmes. L’“érection” de
gratte-ciel et autres bâtiments d’envergure, monuments, stèles, pyramides,
menhirs ou totems... a depuis toujours signé la puissance des hommes […] désireux
de contribuer à la construction de leur pays et de prévenir, voire de démentir,
leur propre “débandade”, leur mort et celle de leur nation, ensemble.» On
pourrait en déduire que la passion de construire relève d’une forme d’orgueil
sous-tendue par l’angoisse. Prouver aux autres qu’on en a une plus longue, plus
rigide, plus élancée ?
Construire haut : priapisme symbolique
Contribution majeure à l’ouvrage Éloge de l’érection, l’article intitulé «Priape seul le sait» suggère
une autre piste de réflexion : «Bâtir fort et haut, en élévation, en
érection, en faisant du bâtiment l’équivalent du membre dressé des divinités
ithyphalliques n’est pas toujours flatter l’orgueil humain. C’est également
l’occasion de se rassurer quant aux pouvoirs préservés de l’homme aux prises
avec la marche du monde, en particulier quand cette marche est difficile et que
les valeurs vacillent.» Pour le critique Paul Ardenne, construire permet de
créer la fiction collective ou l’illusion d’une puissance que l’on ne possède
pas forcément. Il s’agit peut-être aussi de conjurer ses propres limites
individuelles, d’exorciser la peur de la mort au contact d’un «grand» monument.
«Si l’on se sent petit à son contact, parce que ses proportions défient
l’échelle humaine, on se console par le sentiment d’une capacité humaine
préservée quant à faire fort et grand, et quant à se stupéfier soi-même.» Les tours le plus vertigineuses du monde
La course au frisson s’accélère au XXIe siècle. «L’érection
architecturale est de mise depuis que l’homme bâtit, raconte Paul Ardenne. De
record en record, les plus hautes constructions humaines, à ce jour, atteignent
presque le kilomètre pour les bâtiments habités (Burj Khalifa Dubai, 830 m), et
s’apprêtent à le dépasser s’agissant des bâtiments techniques (Solar Tower en
Namibie, 1500 m).» Il n’est d’ailleurs pas innocent que la plupart de ces
bâtiments soient présentés comme des symboles de pouvoir dans le jeu des
relations économiques, militaires et stratégiques mondiales. Ces bâtiments
incarnent, littéralement, l’entité –la nation, la communauté idéologique ou
l’entreprise– pour laquelle des millions d’humains se sacrifient chaque jour,
dans l’espoir inconscient que le corps du bâtiment survive à leur propre corps
fini. Nous confions à des structures notre désir
d’éternité
Les constructions agissent donc comme des leurres.
Elles se doivent d'être toujours plus hautes afin que toujours plus d'humains
donnent leur temps (en horaire travail) ou leur sang (ce qui revient au même) à
l'entité que ces constructions représentent. Il s'agit de mourir pour elle
afin, paradoxalement, d'acquérir l'immortalité que les monuments matérialisent.
Vanité, que tout cela. Paul Ardenne le souligne lui-même : il y a une forme de
«folie» dans «le bâtiment haut, le bâtiment qui n'a de cesse de tutoyer le
ciel, de "s'enciéler", de devenir un élément du ciel même le long de la si
bien-nommée "skyline" sur laquelle il affiche sa silhouette avantageuse. Un
bâtiment dont le but bien compris est de s'afficher comme un objet émotionnel,
comme un vecteur matériel de sensations hors norme.» Ce critère de «folie»
pousse des architectes à sans cesse battre des records, entraînant dans leur «projet
déréglé» l'assentiment des foules.
Faut-il préférer le «monde plat » au nom de
la décroissance ?
Paul Ardenne parle aussi d’un «pouvoir de
sidération» concernant ces tours qui ne connaissent pas le post-coitus. Elles exercent une emprise qui sert des intérêts finalement aussi
discutable que leur résultat final : «on sait que les bâtiments verticaux
sont une ruine à faire fonctionner et, aussi bien, à entretenir», sans
compter qu’ils défigurent parfois les villes (la Tour Montparnasse, à Paris) et
qu’ils ne permettent pas de vivre harmonieusement ensemble. Bien que certains
architectes affirment le contraire, prouvant à coup d’études que plus on
construit haut, plus on économise d’énergie et de place, beaucoup d’écologistes
dénoncent la démesure. «La question, quoi qu’il en soit, est plus que jamais
d’actualité, en matière architecturale et en matière humaine, sur fond de crise
économique et de pénuries multiples, à commencer par la pénurie de bonheur : le
bon présent et l’avenir radieux, est-ce bander sans limite ou limiter l’érection
? Faute d’une réponse, contentons-nous pour l’instant de celle-ci : “Priape
seul le sait”».
A LIRE : Éloge de l'érection, dirigé par Barbara Polla (avec Paul
Ardenne, Vincent Cespedes, Dimítris Dimitriádis, Maria Efstathiadi,
Rodolphe Imhoof, Maro Michalakakos, Elisa Nicolopoulou, Dimitri
Paleokrassas, Elli Paxinou & Denys Zacharopoulos), éditions Le Bord de l'eau, 2016.
Les textes de l'Éloge de l'érection sont suivis par le texte inédit Lycaon ou l'apologie du désir de Dimítris Dimitriádis.
NOTE (1) Le mot «homme» est ici à prendre au sens d’humain. L’érection concerne aussi bien les hommes que les femmes. Le clitoris se gorge en effet de sang lors de l’excitation et peut tripler de volume. Cette réflexion sur l’érection et le phallus dépasse la question des différences de sexe.