Lorsqu’on est naturaliste amateur et que l’on avait toujours envisagé la protection de la «nature», via le parc naturel, comme l’objectif à atteindre, la lecture des travaux de Philippe Descola ouvre des perspectives intellectuelles vertigineuses. On y découvre que le concept de nature et la distinction nature-culture sont des constructions occidentales récentes, et que les autres peuples composent le monde en faisant l’économie de ces notions. Cette découverte m’a mené chez les Jivaros : je voulais voir à quoi ressemble le quotidien de gens qui n’entretiennent pas un rapport d’utilisation avec les plantes, les animaux et le territoire, mais une relation de sujet à sujet, fondée sur la prise en compte empathique de l’autre. Ce sont donc aussi, indirectement, les travaux de Descola qui ont motivé ma conversion de la recherche académique vers la bande dessinée, puisque cette dernière m’est apparue comme le médium idéal pour retranscrire mon expérience chez les Jivaros. La BD permet en effet aisément de se mettre en scène, de jouer sur le décalage entre ce que l’on fantasmait avant de partir et ce que l’on découvre sur place et, ainsi, de se moquer de soi. De ce point de vue, elle offre sans doute un complément intéressant au texte ethnographique, pour décrire ce que l’on vit sur le terrain. La BD m’a ensuite permis de «mettre au travail» les concepts de Descola de façon originale, en imaginant de petites fictions où l’animisme amazonien est devenu la pensée dominante dans le monde : nos hommes politiques, par ailleurs dépouillés de tout pouvoir coercitif, considèrent désormais spontanément les plantes et les animaux comme des personnes, intégrées à la vie sociale. Dans ce monde inversé, le naturalisme occidental est devenu la pensée menacée de disparition, qu’un anthropologue jivaro tente tant bien que mal de sauver de l’oubli. Il étudie avec passion les derniers bars PMU et les dernières fermes d’élevage intensif en commettant, par trop-plein d’enthousiasme, les mêmes erreurs d’interprétation que celles commises par les anthropologues occidentaux en Amazonie. Ça a été très satisfaisant pour moi de faire de l’humour absurde avec des concepts à la base relativement complexes. Plus récemment, ce sont aussi les travaux de Descola qui m’ont incité à passer de longs séjours sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et à lui consacrer une BD. La ZAD où Descola est d’ailleurs une source d’inspiration, par exemple lorsque nous inventons des rituels visant à densifier le tissu de relations qui nous lient au territoire, sans verser dans aucune forme de mysticisme. Au prisme des écrits de Descola, les ZADapparaissent comme les lieux, en France, où l’on apprend réellement à penser et à agir Par-delà nature et culture, et où sont en train de s’inventer ce que seront, on l’espère, les cosmologies du futur.
Auteur de : Anent. Nouvelles des Indiens jivaros (Steinkis, 2016) ; Petit Traité d'écologie sauvage (Steinkis, 2017) ; la Cosmologie du futur (Steinkis, 2018) ; la Recomposition des mondes (à paraître au Seuil, le 25 avril).