Menu
Libération
Blog «Les 400 culs»

Au Japon, du cola à la pêche pour se purifier avant l’arrivée du printemps

Le 4 février marque le retour du printemps au Japon. Pour l’accueillir proprement, il faut d’abord se purifier, chasser le mal, bannir les démons. Comment faire ? En buvant une boisson à la pêche.
Publicité Coca Peach 2019, Japon
publié le 4 février 2019 à 2h03

Au début de l’année, c’est purification partout et par tous les moyens au Japon. Durant les 5-6 premiers jours de janvier, il est d’usage d’acheter une flèche Hamaya (flèche tueuse de démon) pour l’installer dans la direction du nord-est, la porte des démons, afin de les bloquer. Dès le 7 janvier, dans les supermarchés, il y a des promotions sur le Coca cola goût pêche. Ce Coca a été lancé l’année dernière, en série limitée. Sa vente s’arrête au début du printemps. Il resurgit en 2018, toujours en série limitée, à la faveur des cérémonies qui préludent au printemps parce que la pêche est un fruit qui écarte le mal.

La pêche exorcise le mal

Sur Internet, des sites consacrés aux vertus comparés des différents Coca le répètent : «La pêche est un fruit sacré qui exorcise le mal» (Momo wa jaki o harau shinseina kudamono). Donc ce Coca – bien qu’il soit imbuvable –est néanmoins très bu ici. Les rayons de supermarché débordent d’ailleurs de toutes sortes d’autres boissons goût pêche, y compris des bières, ornées de motifs roses comme la couleur du fruit. C’est la couleur de l’amour. L’histoire qu’on raconte ici sur les origines sacrées de la pêche est d’ailleursliée au couple primordial.

Orphée au Japon

C’est l’histoire d’Izanagi le premier dieu mâle et d’Izanami la première déesse femelle. Dans Démons et merveilles, l’anthropologue Laurence Caillet la résume ainsi : «Izanagi et Izanami s’unirent pour engendrer le monde». Izanami accoucha d’abord de toutes sortes de beautés, puis vint le moment fatal où elle accoucha du feu : brûlée vive, elle mourut. «Lorsque, comme Orphée, Izanagi partit pour les enfers afin de ramener son épouse» à la vie, il était si impatient de la retrouver que sans obéir aux prières qu’elle lui adressait – «Ne me regarde pas» –, il leva vers elle la torche qu’il avait fabriqué pour traverser les ténèbres… et découvrit le corps de sa bien-aimée, grouillant de vers.

Jeter des pois en guise de pêches

Alors il s’enfuit. Furieuse, Izanami lança après luides choses hideuses pour se venger. Ces choses couraient vite. Elles letalonnaient, pleines de haine. Izanagi sentit sa fin venir. Elles étaient à letoucher… Mais au dernier moment, alors même qu’il atteignait la sortie, il vit unpêcher. Izanagi arracha trois fruits sur l’arbre et les jeta de toutes sesforces derrière lui, rejetant les choses immondes dans l’autre monde. Ensouvenir de cette légende, lors de la fête appelée setsubun («passage desaison») qui a lieu les 2 et 3 février, tout le monde s’amuse à rejouer cettecourse éperdue. Il s’agit de mimer la scène durant laquelle Izanagi jette despêches sur les démons. Mais comme les pêches pourraient faire mal et qu’ellessont salissantes, les gens jettent des graines de haricot grillé (mame maki).

«Démons dehors, bonheur dedans»

Dans les grands magasins, des étals débordent de haricotgrillés (parfois aussi de cacahouettes) qui sont vendus avec des masques dedémon en papier. En famille, le rituel consiste à jeter les poisen criant Oni wa soto, fuku wa uchi : «Les démons dehors,le bonheur dedans.» C'est parfois le papa qui met le masque de démon et les enfants lepoursuivent en jetant des pois sur lui pour le faire sortir de la maison. Dans les sanctuaires, on vend des sachets depois qui ont été préalablement chargés de pouvoir sacré à l'aide de prière etqui rendent la chasse au démon théoriquement plus efficace.

Nouvel an, nouveau printemps : la vie recommencée

Dans ces mêmes sanctuaires, le combat d’Izanagi contreles démons est réédité sous des formes abstraites : des prêtres fendent l’airà l’aide de sabres qui sont des branches de pêcher ou tirent vers le ciel desflèches qui sont en bois de pêcher. Par ailleurs, des petits sachets de poissont jetés sur la foule qui tend les mains, avide. Profitant de l’effervescenceliée à ces rituels de purification, beaucoup de produits sont vendus pourpermettre aux consommateurs d’inaugurer symboliquement l’année nouvelle sousles meilleures auspices.

Toute première fois

La boissonCoca cola, au Japon, en fournit un exemple éclairant. Sonemballage est rose et s'orne d'un coeur. C'est une boisson qui invite le soleil à revenir. Dans la forme decoeur, il y a inscrit Hakutô kajû hairi «Avec du jus de pêche blanche»(1%). C'est leplus-produit 2018, pour évoquer l'idée propitiatoire d'une première fois. Le goût est «pêche»,comme en 2017, mais en fait non, cette fois c'est nouveau : c'est un goût«pêche blanche». Donc 2018 ne sera pas comme 2017, et vous qui buvez cetteboisson, vous serez des êtres neufs, aptes à faire l'expérience d'une vienouvelle dans un monde offrant des sensations inédites.

Bouteille porte-bonheur

«Par ailleurs (ainsi quel'explique le dossier de presse), en plus d'être une «bouteille de coca cola qui porte bonheur» [une Fuku-Botoru,"bouteille-bonheur"], elleest fournie avec un o-mikuji estampillé "Bonne fortune" permettant auxacheteurs d'activer la puissance de leurs désirs». Les o-mikuji, littéralement«oracles divins» sont une sorte de loterie divinatrice qu'on achète sous laforme d'un petit papier imprimé. Ces prédictions sont généralement tirées ausort. Ici, c'est le fait d'acheter une bouteille qui correspond au hasard. L'O-mikuji est électronique :pour le lire, il faut passer le tag RIFD de la bouteille devant son smartphoneet accéder au texte de la bonne aventure.

Un oracle toujours positif

Il peutparaître curieux d'acheter un oracle pour s'attirer la chance. Mais leso-mikuji présentent cette particularité que lorsqu'ils donnent une prédictionmauvaise, ils permettent de s'en prémunir. Le fait d'acheter des O-mikuji faitdonc partie des gestes favorables pour mettre le bonheur et la chance de soncôté. Sachant cela, la firme Coca Japon a d'ailleurs développé unestratégie très singulière.

Toujours de la chance

Pour inciterles gens à mettre toujours plus de chance de leur côté (acheter plus debouteilles), l'O-mikuji fourni avec la bouteille de Coca goût pêche estagrémenté d'une loterie avec un prix correspondant à des points. Il y a dans lecommerce trois sortes de bouteilles gagnantes : Le Chô-tokudai-daikichi(超特大大吉),littéralement «super extra grande grande chance». Soit 5000 bouteillespermettant chacune d'avoir 1000 points. Les tokudai-daikichi (特大大吉) «extra grandegrande chance». Soit 50 000 bouteilles permettant chacune d'avoir 200 points. Lesdai-daikichi (特大大吉) «grande grande chance». Soit 1 000 000 bouteilles permettant chacuned'avoir 5 points. Restent les daikichi (大吉) «grandechance». Soit toutes les bouteilles qui n'offrent aucun point… mais le simpleplaisir d'être bues.

«Prière chantée enl’honneur du printemps»

En plus d'offrir la bonne aventure et des points àgagner, la bouteille de Coca propose en prime un talisman. Sur l'emballage, un omamori– une amulette protectrice – porte l'inscription 青春謳歌(seishun ouka), «Célébration de la jeunesse» ou «Prière chantée enl'honneur du printemps de la vie» qui est une des expressions parmi les plusauspicieuses qui puissent exister au Japon.

Conclusion : comme dit la pub Coca 2019: Kotoshi wa motto motto momo ! «Cette année,toujours plus de pêche».

Démons et merveilles. Nuits japonaises, Laurence Caillet, Publications de la Société d’ethnologie, Nanterre, 2018.