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Blog «Géographies en mouvement»

Coup de baguette à la boulangerie

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Les nutritionnistes sont perplexes. On se démène pour monter un dossier de classement de la baguette française à l’UNESCO. Alors que le pain n'a jamais été aussi industriel qu'aujourd'hui. Prêt à cuire, prêt à manger. Travaillons nos papilles pour ne pas avaler n'importe quoi dans les boulangeries qui sont les commerces de proximité les plus fréquentés en France.
Mahmoud M’seddi, fils de boulanger et… chimiste de formation. Il pétrit le pain pour l’Elysée, depuis que Guillaume Gomez, le cuisinier du palais, l’a élu comme fournisseur en juin 2018.
publié le 13 février 2019 à 22h15
(mis à jour le 22 mai 2020 à 16h43)

Comme tous les Parisiens amateurs, on a découvert la boulangerie 2M au 215 bd Raspail (14e) tenue par Mahmoud M'seddi, fils de boulanger et… chimiste de formation. Il pétrit le pain pour l'Elysée, depuis que Guillaume Gomez, le cuisinier du palais, l'a élu comme fournisseur en juin 2018. Consciencieusement, il se lève comme les moines trappistes, à 3 heures 30, livre au Faubourg Saint-Honoré à 6 heures. Mais la presse qui a rapporté l'événement a parlé des larmes du père de Mahmoud, mais pas de la farine du pain de la fameuse baguette. Dans « Quel pain voulons-nous ? », Marie Astier compte la dramatique chute du nombre de moulins : il y en avait 40 000 en France en 1900, et moins de 400 aujourd'hui. Le problème ? Les quatre plus gros moulins pourraient bientôt produire les deux-tiers de la farine en France.

Les boulangeries de chaîne auront beau s’appeler Paul (du nom de l’industriel du Nord, propriétaire des boulangeries éponymes), Pierre (et ses fournils), et porter tous les prénoms féminins du calendrier (Marie comme Marie Blachère), vous n’aurez au mieux qu’un produit industriel. Des blés dont on ne sait rien de la variété ni de la culture, encore moins des méthodes de stockage, de la farine : avec quel type de moulin, quels additifs pour repousser les charançons ?… Des croissants « pur beurre » ? De quel beurre s’agit-il ? Et ce croissant industriel gorgé de sucre et de matière grasse, sans doute passé par le congélo… Voyez bien sur la devanture : « Cuit maison ». Ah, la bonne farce…

Versons une larme pour nos grands-mères penchées sur leurs maies qui agitaient sans barguigner juste de la farine passée à la meule, de l’eau et du sel. Depuis plus de cinquante ans, le plant de blé a été modifié par la génétique pour éviter les verses dans des champs gorgés de nitrates. Les améliorants, les additifs comme les E100 et E200 autorisés par l’Union européenne, le gluten calibré, élastique pendant l’hydratation qui pousse un peu plus vite la pâte nous causeront peut-être quelques ballonnements. Et le médecin nous recommandera, pour toutes sortes de raisons, d’arrêter de piocher dans la corbeille de pain au restau ou de manger le quignon lorsqu’on sort de la boulangerie. Stigmatiser le pain en France, qui l’aurait pensé ?

Pendant ce temps, des néoboulangers comme les micro-brasseurs ont fait valser les industriels, se réapproprient le métier. Leurs blés sont issus de variétés anciennes ou paysannes, venant parfois du conservatoire de Clermont-Ferrand, comme le khorasan. Les grains sont moulus sur meule de pierre, parfois sur place, ou chez les meuniers comme chez Roland Feuillas à Cucugnan dans les Corbières. Le levain est confectionné chaque matin, rafraîchi au lait de vache, pour ensemencer la pâte des croissants comme à la Maison d'Isabelle, distinguée en 2018 pour ses croissants. Le pétrissage est manuel. Pas de chambre de pousse, ni de frigo. Dès le pétrissage terminé, le pain est façonné et fermente avant le passage au four.

Les maîtres de mon moulin, Roland Feuillas à Cucugnan (Aude)

Dans ces boulangeries exigeantes, on travaille en direct. Parfois, on ouvre à 17 heures, justement pour avoir le pain du matin. On ne peut pas mieux.

Sans berceau, le pain a été lié aux religions à cause de ferments et aux pouvoirs politiques pour assurer la sécurité des populations. La France a sa propre tradition du pain, liée aux cuisines bourgeoises de sauces qu’il fallait absorber pour se nourrir de leurs nutriments. Si elle veut la conserver, les amateurs qui passent dans l’une des 32 000 boulangeries doivent avoir l’œil et le goût en alerte.

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Un cri d’alerte du grand spécialiste du pain français, enseignant à Cornell Unversity, Steven Kaplan, à lire absolument.