Je me souviens avoir entendu un jour à la radio un commentateur de rugby, au fort accent du Sud-Ouest, dire d'un joueur sans défaut : «On l'appelle "M. Nobody". Parce que : "Nobody is perfect."» - plaisanterie fine qu'on ne peut pas rendre en français, à cause de la négation incluse dans l'expression «personne n'est parfait».
Personne n'est parfait, en effet. L'expression revient en boucle depuis le 1er février au sujet de «l'affaire Northam», du nom de ce gouverneur démocrate de Virginie, poussé vers la sortie à cause d'une photo découverte dans son album de fin d'année (1984), lorsqu'il faisait ses études de médecine. On y voit deux jeunes gens, l'un en blackface («grimé en noir»), l'autre dissimulé sous la tenue blanche du Ku Klux Klan.
Le gouverneur s'est excusé profusément pour un «déguisement à l'évidence raciste et insultant» (sans préciser lequel des deux il portait). Mais le lendemain, la polémique grandissant, il s'est ravisé en soutenant que, après avoir consulté ses camarades de l'époque et sa famille, il n'était, en réalité, aucune des deux personnes sur la photo. Ah. Sans doute par précaution, il a néanmoins avoué que, dans ces mêmes années 80, il avait «mis du cirage sur ses joues» (ce qu'il regrettait aujourd'hui) par «admiration» pour Michael Jackson et gagné un concours où il imitait la fameuse moonwalk dance. Les humoristes s'en sont alors donné à cœur joie, la moonwalk dance étant une… marche arrière, produite par des mouvements qui donnent l'illusion de la locomotion avant. Sa démission est depuis réclamée par de nombreux responsables politiques.
Démissionnaire, Ralph Northam céderait automatiquement sa place à son adjoint, Justin Fairfax, qui se trouve être noir. Seulement voilà : le 4 février, à peine installé sur sa rampe de lancement, Justin Fairfax était, lui, accusé d'agression sexuelle, par Vanessa Tyson, professeure à Scripps College, qu'il aurait forcée à une fellation en 2004. Puis, le 8 février, de viol, par une deuxième femme qui décrit une attaque «agressive et préméditée», en 2000. Fairfax nie en bloc et crie au complot.
Démissionnaire, Justin Fairfax céderait automatiquement sa place à Mark Herring, procureur général de Virginie et lui aussi démocrate. Seulement voilà : parmi les premiers à réclamer la démission de Northam, Herring a avoué le 6 février, à la consternation générale, avoir pratiqué le blackface… «une seule fois».
Démissionnaire, Mark Herring céderait automatiquement sa place à Kirk Cox, républicain, président de la Chambre des délégués de Virginie. Depuis, on attend la casserole que quelqu’un finira bien par lui trouver…
Edifiante, cette «anecdote» l’est en ce qu’elle interroge d’une part l’évolution de notre regard sur le racisme et la domination masculine, et d’autre part l’imprudence des donneurs de leçons. Le Parti démocrate a opté pour la tolérance zéro. Depuis le début du mouvement #MeToo, il a demandé - et obtenu - la démission de ses membres qui avaient agressé des femmes ou eu des comportements déplacés. Il exige la même chose de ses représentants au passé raciste.
Certains, y compris dans les rangs de la gauche, critiquent cette ligne jugée excessive, prompte à des criminalisations rétrospectives abusives, sorties de leur contexte. Dans les années 80, les faits reprochés aujourd'hui à des hommes, comme le gouverneur Northam ou même le juge Kavanaugh, étaient mieux que tolérés : le blackface continuait de se pratiquer dans le Sud - il y a deux autres photos analogues dans l'album de 1984 - et la drague consistait souvent à sauter sur les filles sans leur demander leur avis, sur l'air de «on a bien le droit de rigoler, non ?».
Les opposants à la «tolérance zéro» invoquent un moralisme anachronique, qui juge les faits du passé, banals à l’époque, avec les yeux d’aujourd’hui. Cette réserve, recevable, est-elle pour autant pertinente ? Les plaisanteries antisémites des années 30 sont-elles acceptables sous prétexte qu’elles étaient courantes ? Mais une remarque antisémite proférée à l’âge de 20 ans fait-elle de quelqu’un un antisémite à vie ?
Daniel Cordier a magnifiquement raconté son passage de l'Action française à la Résistance, et le choc déterminant produit par le regard d'un homme portant l'étoile jaune chez le jeune maurrassien antisémite qu'il était. Doit-on mettre la photo de Ralph Northam sur le compte d'une erreur de jeunesse et scruter plutôt son bilan politique ? Rappelons ici que la pratique du blackface, très populaire, a été jugée offensante dès son apparition dans les années 1830. On dira : mais aucun metteur en scène n'a jamais été poursuivi pour grimer Othello en noir.
Le blackface ne se contente pas de foncer la couleur de peau, comme à l'opéra : il ridiculise les Noirs dépeints en «sauvages» de caricature, avec des lèvres démesurées et un parler rudimentaire, comme certains spectacles figuraient les Juifs avec un faux nez et des oreilles artificiellement décollées. Admettons que Northam ait été oublieux. Mais qui pouvait ignorer, en 1984, l'idéologie de mort portée par le criminel Ku Klux Klan ?
S’il faut toujours se méfier des logiques de procureur, ces questions, ouvertes, doivent être lues en regard de l’actualité. Des émeutes de Charlottesville au massacre de Pittsburgh en passant par l’affaire Weinstein, le racisme et le sexisme ont toujours droit de cité aujourd’hui. Ils sont même incarnés au plus haut sommet de l’Etat. Et continuent de bien se porter sur les campus. En 2013, le président de l’Eastern Virginia Medical School découvre dans l’album de fin d’année des étudiants portant l’uniforme confédéré. Il en tire les conséquences et demande l’arrêt de la publication des albums. Car il est un sujet jamais abordé : quelle est la responsabilité de l’éditeur ? Comment les universités ont-elles laissé proliférer ces images ? Mieux qu’un procès rétroactif, n’est-ce pas le fameux devoir de mémoire dont il faudrait méditer, ou plutôt revoir, l’efficacité ?
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.