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Libération
Chronique «Economiques»

Facebook, coûts et dépendances

Plusieurs expériences scientifiques ont été menées pour tenter d’évaluer le rôle et la valeur des réseaux sociaux. Le «sevrage» semble être le meilleur moyen d’en mesurer les effets, et la dépendance diminue avec la durée de déconnexion.
An illustration picture taken through a magnifying glass on March 28, 2018 in Moscow shows the icon for the social networking app Facebook on a smart phone screen. - Facebook said on March 28, 2018 it would overhaul its privacy settings tools to put users "more in control" of their information on the social media website. The updates include improving ease of access to Facebook's user settings, a privacy shortcuts menu and tools to search for, download and delete personal data stored by Facebook. (Photo by Mladen ANTONOV / AFP) (AFP)
publié le 18 février 2019 à 20h46

Quelle est la valeur sociale des réseaux sociaux, et en particulier du plus répandu d'entre eux, Facebook ? La question est légitime, tant le réseau tentaculaire est devenu dominant : à travers le monde, 2,3 milliards de comptes sont actifs, 1,5 milliard d'usagers se connectent quotidiennement et y passent environ cinquante minutes. Ce n'est pas rien. A première vue, si ce service connaît un tel succès, c'est qu'il a une valeur, au moins pour ceux qui l'utilisent. Quant à la valeur sociale, c'est une autre affaire : les réseaux sociaux sont une source importante d'information, mais elle est filtrée selon les affinités de chacun ; rien n'étant plus désagréable que d'être confronté à une information solide mais contraire à sa propre opinion, les réseaux sociaux favorisent la diffusion de fake news tant qu'elles renforcent les croyances, et peuvent conduire à une polarisation politique socialement délétère. Par ailleurs, même au niveau individuel, si certains usagers connaissent mal l'utilité réelle et les effets de l'utilisation du service, les comportements informent imparfaitement sur les vrais bénéfices.

Plusieurs articles récents (1) explorent ces questions à partir de méthodes similaires. Un premier enjeu est de mesurer la disposition à payer pour le service ; mais comme tout le monde a un compte Facebook ou peut en avoir un gratuitement, ce qu’il faut mesurer c’est non pas le prix que des utilisateurs potentiels seraient prêts à payer pour avoir accès au service, mais le montant que les utilisateurs seraient prêts à accepter en échange d’un arrêt du service pendant une certaine durée. Ainsi, les chercheurs recrutent des volontaires, et estiment à travers des enquêtes cette compensation monétaire. Dans un deuxième temps, parmi les volontaires disposés à faire une telle pause, la moitié sont effectivement conduits à le faire, l’autre moitié servant de groupe de contrôle. La comparaison des situations au sein de chaque groupe après la période d’observation permet d’identifier l’impact du service. Enfin, la disposition à payer peut être à nouveau mesurée dans chacun des groupes. Si celle-ci est revue à la baisse pour ceux qui ont fait une pause, on en déduit que l’expérience a modifié l’information sur l’utilité que chacun en retire, ce qui peut révéler une forme de dépendance au réseau social. Les résultats, d’une étude à l’autre, sont qualitativement semblables. La valeur individuelle du service proposé par Facebook est élevée, de l’ordre de 25 dollars par semaine (22 euros) en moyenne.

La désactivation du service réduit l’activité en ligne, y compris celle passée sur d’autres médias ou réseaux sociaux, et augmente le temps passé devant la télévision et avec sa famille ou ses amis. Elle réduit la connaissance de l’actualité comme la polarisation politique ; mais le sevrage forcé augmente aussi le niveau exprimé de satisfaction générale, indiquant une première irrationalité. Enfin, lorsque la période de déconnexion est d’un mois, celle-ci conduit à une baisse durable d’usage après l’expérience. Ces résultats montrent qu’il n’y a aucun doute sur l’utilité réelle de ce réseau social pour la plupart de ses usagers, qu’il s’agisse d’une source de distraction, d’un outil permettant l’organisation d’activités collectives, ou d’une forme de vie sociale pour certains individus isolés. Mais ces bénéfices sont à pondérer par des effets négatifs : l’expérience montre également clairement que de très nombreux usagers passent davantage de temps sur les réseaux sociaux que ce qu’ils aimeraient réellement, victimes d’une forme de dépendance mal maîtrisée.

D’autre part, la polarisation des opinions, constatée par ailleurs, peut être en partie imputée à l’effet de «chambre d’amplification» des réseaux sociaux, avec finalement une information qualitativement plus pauvre et plus biaisée. Ces désavantages ne remettent pas en cause la très grande valeur sociale des réseaux sociaux, mais ils tempèrent malgré tout l’optimisme excessif de leurs prophètes, et ils invitent à s’interroger sur les manières de réduire leurs effets négatifs, pour les individus comme pour la société. Ils peuvent aussi inviter chacun, hors de tout cadre expérimental, à faire cette expérience de sevrage, ce qui peut permettre d’apprendre à les utiliser en meilleure connaissance de cause.

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.