Menu
Libération
TRIBUNE

Antisémitisme en France : les leçons de l’histoire

La haine antijuive ressurgit dans le sillage des gilets jaunes. Face à elle, il n’y a rien à tolérer ou à excuser parce que précisément elle annonce la mort des démocraties, si imparfaites soient-elles.
Le philosophe Alain Finkielkraut a été victime d'injures antisémites samedi, boulevard Montparnasse à Paris. (Photo Denis Allard pour Libération)
par Vincent Duclert, Historien, directeur du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron à l’EHESS.
publié le 19 février 2019 à 19h06

Le 16 mai 1896, le Figaro publiait, d'Emile Zola, un vibrant «Pour les juifs», à l'heure où les haines antijuives redoublaient en France. Le grand quotidien libéral voyait juste avec le courage qui fut le sien d'accueillir cette démolition en règle de l'antisémitisme et cette proclamation d'une éthique de solidarité avec les persécutés que la France républicaine se devait de porter sous peine de périr.

Cette action inaugurale, aux origines de l’engagement dreyfusard, doit être toujours rappelée, à la fois parce que de telles paroles à valeur constitutionnelle permettent d’écrire des pages d’un héroïsme nécessaire dans le combat contre l’antisémitisme, et parce qu’en la matière les temps de l’affaire Dreyfus nous apprennent beaucoup. Particulièrement quand la haine antijuive défie une nouvelle fois la démocratie républicaine.

Trois enseignements de l'histoire éclairent significativement l'analyse de l'antisémitisme surgi dans le sillage des gilets jaunes. Beaucoup de ces derniers démentent avoir quelque rapport que ce soit avec ces extrémités mortifères, ajoutant qu'ils ne font pas «de politique»et pour certains qu'un complot émane du pouvoir pour discréditer le mouvement. Pour autant, les cris de haine antijuive dans les rues, les inscriptions antisémites sur les murs, les refrains entonnés de la «quenelle», les agressions verbales contre des personnes se sont répétés, couvrant tout un spectre d'injures déversées contre les ennemis d'un peuple autoproclamé, s'attaquant au président de la République lui-même qualifié de «pute à juifs», de «talmudique». Pour ne pas tomber sous le coup de la loi, l'expression de «sale sioniste» fait florès. Ne nous y trompons pas, il s'agit bien de haine antijuive comme l'accusation de «traître» jetée au capitaine Dreyfus renvoyait à son identité juive. Avancer le contraire ne fait que légitimer et encourager l'antisémitisme sous couvert d'un antisionisme qui torpille tout débat légitime sur la politique israélienne.

Les réseaux sociaux sur lesquels se développe la contestation ne sont pas en reste, pas ceux du mouvement mais ceux de la mouvance activiste lui donnant ses prolongements médiatiques, et qui fondent sur leur proie en l'assassinant d'insultes antisémites, homophobes, violemment sexistes s'il s'agit d'une femme… Les lettres anonymes n'ont pas disparu pour autant, Carole Delga, présidente de la région Occitanie, en faisant l'expérience vendredi avec la réception d'une missive ornée de croix gammées : «Chère Salope et cher sale Juif. Voilà plusieurs mois que vous pourrissez la VIE TOUT LES DEUX "LA PUTE ET LE JUIFS". (sic)»

Nous avons été parmi les premiers, dans le Monde du 24 décembre, dans la revue Esprit, à nous alarmer de l'expression de l'antisémitisme apparue dès les premiers «actes» des gilets jaunes, à la mi-décembre 2018. Ces faits n'étaient pas seulement intolérables dans une société démocratique. Ils ne pouvaient qu'être appelés aussi à se multiplier dès lors qu'on semblait accepter qu'ils seraient le prix à payer pour qu'un peuple s'exprime. Or l'histoire enseigne que l'antisémitisme est sans fin dans une société démocratique qu'il prend comme objectif de destruction. C'est la démocratie qui a donné une patrie aux parias, qui en fait des citoyens souverains et a garanti leur religion comme leur histoire. C'est elle que les antisémites visent sans relâche pour ces raisons.

Interpréter ces actes comme isolés et pathologiques, les cantonner aux seules extrêmes dont les gilets jaunes ne seraient pas comptables, c'est méconnaître ce climat général de haine antijuive qui préexistait au mouvement. Mais il l'a étendu décisivement - par la tribune offerte aux antisémites, par le droit revendiqué à la violence contre des cibles désignées (des députés de la majorité aux forces de l'ordre) et l'impunité des actes qui découlerait de ce droit absolu. L'expression de l'antisémitisme s'est nourrie de cette propension à menacer et terroriser dans l'espace public. Il serait vain d'imaginer que l'antisémitisme régresse dès lors qu'il a trouvé un terrain d'expression - particulièrement propice car marqué d'emblée par une libération de la violence. On sait que la violence peut être la seule réponse à une politique de violence, ce que déclarait Jaurès dans son fameux débat avec Clemenceau, ministre de l'Intérieur en juin 1906 : «Violence ouvrière contre violence patronale.» Toutefois, peut-on affirmer raisonnablement qu'il ne reste aujourd'hui que cette seule solution à des populations en grave souffrance sociale, dans un pays qui n'a pas perdu tout sens de la solidarité ?

La violence est le terreau de l'antisémitisme comme lui-même en ouvre largement les vannes. L'histoire le démontre, même lorsque la violence n'est pas dirigée spécifiquement contre les juifs. Adopter des attitudes ou des langages de violence, c'est permettre de basculer dans le registre antisémite sans retenue ni réserve. Dans le sillage des gilets jaunes a résonné la haine antijuive que l'on connaît de la France de l'affaire Dreyfus et des années 30, tombereau d'accusations obsessionnelles qui n'ont cependant rien d'abstrait comme le montre la manière dont elles ont ciblé samedi Alain Finkielkraut, revenant à son domicile, menacé dans sa liberté même d'exister, d'habiter des lieux, de marcher dans une ville. Les témoignages vidéo laissent l'impression très nette que le passage à l'acte physique contre le philosophe n'est pas loin, et qu'il a été empêché par la réaction responsable d'un gilet jaune et l'intervention d'un groupe de policiers.

Les phases d'antisémitisme «ordinaire» dans l'Europe de la fin du XIXe siècle et du premier XXe siècle ont un lien direct avec l'extermination des juifs d'Europe. Des scènes abominables, de la Nuit de cristal en Allemagne aux femmes battues à mort dans les rues de Lwów en Pologne (aujourd'hui Lviv, en Ukraine) en 1941, sont nées de foules haineuses autorisées à toutes les formes de barbarie par des régimes totalitaires. D'où l'importance des Etats démocratiques et de leur pouvoir de résistance comme l'analysait Raymond Aron en juin 1939 (1). Toute l'histoire est à rappeler quand on affronte l'antisémitisme. Oui, l'antisémitisme est une idéologie qui mène à la destruction d'un groupe comme s'y est employé le régime nazi. Etre antisémite aujourd'hui, c'est vouloir poursuivre cette entreprise, répéter des actes effrayants. On ne peut débattre de l'antisémitisme sans l'historiciser, ce que les professeurs s'efforcent de faire en France.

Enfin l'histoire enseigne le prix de la responsabilité. Face à l'antisémitisme, il n'y a rien à tolérer ou à excuser parce que précisément il annonce la mort des démocraties et des civilisations si imparfaites soient-elles. Toutes ses victimes, juives ou non juives, doivent être défendues comme si de cette solidarité dépendait le sort de l'existence de tous. Et c'est bien cela dont il s'agit. Les dreyfusards qui ont répondu aux antisémites de l'Affaire leur ont dit cela, très exactement, refusant hautement de prolonger un débat qui n'en était pas un. L'antisémitisme doit être replacé dans cet idéalisme démocratique qui le combat à corps perdu comme il doit ramener vers le matérialisme historique qui a conduit inexorablement à la Shoah. L'attitude responsable, républicaine, des représentants des gilets jaunes (il en existe) aurait été de suspendre les manifestations dès lors qu'elles apparaissaient gangrenées par les antisémites. Non seulement cet acte de courage n'a pas eu lieu, mais, de plus, un risque de convergence des luttes antisémites est apparu de manifestations en manifestations, unissant des groupes racistes divers. L'attitude politique responsable nous est rappelée par Jaurès encore. Lui-même complaisant avec l'antisémitisme, il comprend avec l'affaire Dreyfus qu'il est un mal général, un péril mortel pour le prolétariat comme pour la République. En janvier 1898, il choisit la République, toute anti-ouvrière qu'elle soit, et se porte à l'avant-garde de la «défense républicaine», précisément pour assurer l'avenir du socialisme, de la société démocratique et de la dignité humaine.

(1) Croire en la démocratie, Raymond Aron, Fayard, 2017.

Vincent Duclert est l'auteur de la biographie Alfred Dreyfus : l'honneur d'un patriote, Fayard, 2006.