La course des primaires pour la prochaine élection du président des Etats-Unis a commencé la semaine dernière avec la candidature de Bernie Sanders à l’investiture pour le Parti démocrate. Une bonne vingtaine de stars montantes du Parti démocrate se bousculent après lui. Qui va s’imposer ? Qui va réussir à convaincre son parti ? Les économistes, qui se mêlent de tout, se sont intéressés à la figure du chef, à ses capacités de persuasion, ses compétences en communication, sa détermination, etc. Il existe une recherche passionnante sur l’influence des chefs, en entreprise ou dans l’histoire, ou plus précisément s’il est vrai que certains individus proéminents peuvent vraiment influencer le cours d’une organisation ou d’une nation. Par exemple, deux chercheuses américaines ont récolté les données de 600 entreprises et 500 membres de directions et montré dans une analyse statistique que les cadres de direction ont une vraie influence sur les pratiques de l’entreprise, dans les décisions financières, décisions d’investissement et d’organisation. Ils sont en fait responsables de beaucoup des différences de performances entre les entreprises d’un même secteur (1). Autrement dit, il y a de bons et de mauvais chefs, et ça se voit dans les résultats de l’organisation.
Est-ce que ceci est vrai à l'échelle d'une nation ? Les grands hommes et femmes le sont-ils vraiment ? Ont-ils vraiment réussi à influencer le cours de l'histoire ? Ou étaient-ils simplement des porte-drapeaux proéminents, la manifestation même de changements déjà en cours ? Est-ce que les grandes figures historiques qu'on enterre au Panthéon sont la cause des changements de leur époque ou plus modestement les bons représentants d'un groupe ou d'une nation ? Deux universitaires ont récemment revisité deux épisodes historiques du XIXe siècle pour répondre à cette question : les révolutions allemandes de mars 1848 et la guerre de Sécession américaine (2). Ils se penchent sur les leaders des révolutions avortées de 1848 dans les Etats allemands, révolutions qui ont presque vu l'avènement d'un Etat libéral constitutionnel, mais qui furent réprimées sévèrement par le roi de Prusse lors d'une contre-révolution où les dirigeants absolus ont finalement battu les révolutionnaires et rétabli la situation d'avant mars 1848. Les leaders de ces révolutions qu'on appelle les «quarante-huitards» ont émigré vers les Etats-Unis pour éviter la prison dans leur Etat d'origine. Les deux chercheurs ont réussi à identifier les villes américaines dans lesquelles 500 de ces leaders quarante-huitards allemands s'étaient installés. Puis, ils ont mesuré si le taux d'engagement dans l'armée nordiste pendant la guerre de Sécession, dix ans plus tard (1861-1865), était plus élevé que dans les autres villes. Pourquoi le serait-il ? Les convictions égalitaires et pro-républicaines des quarante-huitards allemands en 1848 étaient finalement très proches du conflit politique autour de l'esclavage qui a émergé dix ans plus tard aux Etats Unis. Le débat sur l'esclavage a réveillé l'esprit politique des ex-migrants allemands quarante-huitards qui se sont alors engagés dans la politique américaine.
Utiliser cet épisode comme expérience naturelle est intéressant car les «cobayes» étaient de récents migrants, ce qui exclut l’hypothèse qu’ils étaient juste les représentants de changements en cours. Au contraire, les quarante-huitards étaient des leaders politiques sur ces idées progressistes avant d’arriver aux Etats-Unis. Autre élément intéressant : l’engagement militaire sur le front de la guerre de Sécession se faisait de façon volontaire. Les deux chercheurs font donc l’hypothèse que si les chefs sont capables d’influencer les convictions et les comportements, alors ils devraient observer un engagement plus élevé dans les villes américaines où les quarante-huitards se sont installés. Pour le vérifier, ils ont collecté des données de recensement et d’engagement de plus de 10 000 localités américaines. A noter : comme ces données n’existaient pas au niveau de chaque localité, ils les ont reconstruites avec des algorithmes, ce qui n’aurait pas été possible il y a encore dix ans. Finalement, leurs résultats sont éclairants : les localités dans lesquelles les quarante-huitards se sont installés, ont vu environ 10 hommes de plus pour 100 adultes s’engager dans l’armée nordiste. Comme le taux d’engagement moyen national était de 13 hommes pour 100 adultes, cela représente une augmentation de 80 % environ ! Ils montrent également que dans les villes où les quarante-huitards s’étaient installés, les hommes se sont engagés plus tôt et ont moins déserté que la moyenne nationale, ce qui reflète probablement des convictions anti-esclavagisme plus fortes. Ces chiffres ne sont pas dus à l’engagement direct des quarante-huitards (ils ne sont que 500 dans l’échantillon) mais, selon cette étude, leur capacité à influencer les convictions et les comportements dans leur entourage. Et probablement à influencer le cours de l’histoire. De l’importance de choisir le(a) bon(ne) chef(fe)…
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.
(1) M. Bertrand et A. Schoar (2003). «Managing With Style : The Effect of Managers on Firm Policies», The Quarterly Journal of Economics, 118 (4), pp. 1 169-1 208.
(2) C. Dippel, and S. Heblich (2018), «Leadership in Social Networks : Evidence from the Forty-Eighters in the Civil War», NBER, working paper 24 656.