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Libération
Chronique «La cité des livres»

Avant la tyrannie

Chronique «La cité des livres»dossier
Deux professeurs de Harvard, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, auscultent à l’aune de l’histoire la démocratie malade. Ils identifient quatre symptômes, dont la tolérance à la violence et la restriction des libertés publiques.
publié le 26 février 2019 à 19h26

Les démocrates s'inquiètent pour la démocratie. Ils ont raison. Depuis un an ou deux, plusieurs auteurs se sont penchés sur le sort de ce régime qu'on a cru un instant installé pour de bon, mais qui donne d'inquiétants signes de faiblesse face à la montée des nationalismes. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, deux professeurs de Harvard, apportent un addendum précieux à ces bulletins de santé alarmants : fondé sur une étude historique approfondie, leur livre permet d'anticiper le mal et, peut-être, de le prévenir.

La mort des démocraties - comme leur naissance - ne vient pas d’un coup. Longtemps avant l’heure fatale, des symptômes faciles à déceler se manifestent, pendant la longue période de crise qui précède le décès éventuel. On connaît l’agonie de la République de Weimar, qui offre le modèle d’une démocratie minée par le mal dès les années 20 avant de succomber en 1933. On connaît moins les périodes qui ont précédé l’arrivée au pouvoir de Juan Perón en Argentine, d’Alberto Fujimori qui a régné dix ans sur le Pérou, d’Augusto Pinochet au Chili, de Hugo Chávez au Venezuela et de quelques autres de par le monde, qui servent de leçon de choses aux deux universitaires. De cette étude raisonnée, ils tirent quatre indicateurs politiques, qui forment une sorte de test préventif et permettent de détecter et de mesurer l’approche du danger, tel un bulletin météo de la démocratie et de son avenir.

Le premier évalue l’adhésion aux règles du jeu démocratique, dont l’affaiblissement prépare le pire. La chose est évidente dans le cas de l’Allemagne : nazis et communistes, dont l’action convergeait pour abattre la République, se réclamaient ouvertement de la dictature, avant que les nazis, prenant le pouvoir, la mettent en pratique. Mais ce rejet de la démocratie prend aussi des formes plus insidieuses : tel parti veut changer la Constitution, tel autre affirme sa fidélité aux libertés publique mais fait l’éloge de certaines dictatures à l’étranger, un autre encore explique que les élections sont biaisées ou truquées (même si elles sont sincères) et conteste la légitimité du pouvoir légal. Signaux indirects mais inquiétants, dont chacun pourra retrouver l’apparition dans le débat français (Macron jugé illégitime alors qu’il a été élu régulièrement, éloge de la Russie ou du Venezuela de Maduro, dénonciation d’une vie publique factice, dominée en fait par une oligarchie qui tire les ficelles du pouvoir : toutes ces thèses sont désormais monnaie courante en France et tendent à délégitimer la République).

Deuxième critère : la contestation de la légitimité de l’opposition politique. Tel parti traitera ses opposants non en adversaires mais en ennemis, par exemple en les accusant de travailler pour le compte d’une puissance étrangère (en France : pour l’islamisme, en favorisant l’immigration ; pour l’Allemagne, en se soumettant aux «oukases de Bruxelles» ; pour «l’oligarchie mondiale» en professant des idées libérales, etc.).

Troisième critère : la tolérance envers la violence. Tel courant politique condamnera mollement les débordements violents d’une faction proche de lui ou qu’il souhaite rallier (comme les gilets jaunes), trouvera des excuses aux agressions physiques, justifiera la violence en rejetant la faute sur «le système», sur le «grand remplacement» en cours qui menacerait l’identité du pays, ou bien encore sur la «violence symbolique» de la société, qu’il mettra sur le même plan que les agressions bien réelles.

Quatrième critère, enfin : la propension à restreindre les libertés publiques et à condamner les médias. Tel parti s’appuiera sur un événement dramatique pour faire adopter des mesures restreignant les libertés, brandira la «menace migratoire» pour rejeter les accords internationaux préservant les droits des étrangers, accusera les médias de conspirer contre lui et de manipuler l’opinion, toutes attitudes qu’on retrouve sous des formes diverses en Hongrie, en Pologne, au Venezuela, mais aussi en France, où chaque attentat, chaque manifestation violente fait ressurgir des propositions musclées, et où les médias (comme si souvent dans le monde) sont voués aux gémonies.

Test utile, donc, qui permet de détecter à l’avance les risques, non de coup d’Etat ou d’instauration soudaine d’une dictature, comme par le passé, mais de réduction lente et progressive, ou de subversion interne et insidieuse, de la culture de la liberté, sans laquelle les institutions démocratiques ne peuvent survivre. Nos deux universitaires sont américains : ils consacrent une grande partie du livre à l’Amérique de Donald Trump, dont l’avènement a été préparé par une longue période de brutalisation du débat menée par la fraction extrême du Parti républicain, sous l’influence du mouvement Tea Party et de personnages comme Newt Gingrich, qui ont entamé leur travail de sape pendant les années 90. Donald Trump dictateur ? Pas encore. Mais dans cette phase incertaine, il coche toutes les cases définies par Steven Levitsky et Daniel Ziblatt. Petit exercice salutaire : qu’en est-il des forces politiques françaises ? Faites le test et attendez-vous à d’inquiétantes découvertes…