Enseignant à l'Ecole supérieure du professorat et de l'éducation de Créteil, Olivier Chaïbi (1) a publié en 2009 Proudhon et la Banque du peuple (éditions Connaissances et Savoirs). Il souligne l'originalité du théoricien antiautoritaire, à rebours de tous les courants politiques de son époque (2), et précise les modalités de ce projet bancaire qui a largement inspiré l'économie sociale.
Sous la Seconde République, comment est perçu Proudhon par ses contemporains ?
Avant 1848, Proudhon n'était pas très connu, excepté par les réseaux intellectuels des premiers socialistes. Mais grâce à la liberté de la presse après la révolution de février, ses idées ont du succès et il finit par être élu représentant du peuple lors des législatives partielles. Pour le «parti de l'ordre» et la majorité de la population, Proudhon, très caricaturé dans les journaux, est «l'homme terreur», celui qui fait savoir, après la répression de la révolte ouvrière de juin, que le droit était des deux côtés des barricades. Il tient à l'Assemblée un discours virulent, souligne une sorte de guerre sociale entre les travailleurs et le capital [il s'identifie au «prolétariat» face à la «classe bourgeoise», ndlr].
Comment est créée la Banque du peuple et en quoi consiste-t-elle ?
A l'époque, les banques ne font crédit qu'à la moyenne et haute bourgeoisie. La plupart des citoyens sont obligés de se prêter de l'argent entre eux, de passer par des usuriers, des mécanismes de charité assez anciens comme les monts-de-piété. La Banque de France n'émet pas de billet inférieur à 5 francs. C'est l'équivalent d'une journée de salaire d'ouvrier. D'autre part, pendant l'année 1848 [après «l'illusion lyrique» et l'élection d'une majorité conservatrice à l'Assemblée], un grand nombre de figures socialistes, qui avaient créé un comité en faveur des associations de travailleurs, se retrouvent condamnées à l'exil. Tout un mouvement cherche à se fédérer.
La Banque du peuple est créée en janvier 1849. L'idée est de permettre une mutualisation et une coopération entre les différentes associations pour se faire des crédits à très bas prix. Il s'agit tout d'abord d'abolir l'intérêt à l'exception de 2 % pour recouvrir les frais de fonctionnement. A l'époque, c'est révolutionnaire : pour un ouvrier, un artisan, les taux sont de 15 % à 25 %. Le concept est aussi d'avoir accès au crédit sur la simple promesse de travail. Pas besoin d'un capital à hypothéquer. A partir du moment où quelqu'un adhère, il peut recevoir des bons d'échange lui permettant de consommer immédiatement. Ces bons, véritable monnaie alternative, ont pour but d'«abolir la royauté de l'or» et d'introduire la démocratie dans l'économie.
Si je suis un travailleur de l’époque, concrètement, comment je procède ?
Tu adhères à la Banque du peuple et, pour cela, tu verses une souscription qui est très modeste : 5 francs que tu peux verser en plusieurs fois. La majorité des ouvriers ont d'ailleurs choisi cette formule-là : dix fois 50 centimes en dix mois. Cet argent est destiné à former le capital pour l'établissement. Cette inscription te permet d'emprunter auprès de la banque, sauf que l'argent, tu le reçois sous forme de bons de circulation. Il faut vraiment garder en tête qu'à l'époque, les petites coupures n'existent pas. Mettons que tu es tanneur, tu as envie d'acheter du vin, tu vas chez un marchand qui en vend, et généralement, il te faut ouvrir une ardoise. Tu lui dis : «Quand j'arriverai à 50 francs, je te payerai avec un billet.» Avec la Banque du peuple, on peut payer directement des petites sommes avec des bons de circulation qui vont soutenir l'activité économique des adhérents. Il y a l'idée de faciliter la circulation. Face à la crise, des gens thésaurisent, dépensent moins : le tanneur n'ose pas acheter du vin parce qu'il n'est pas sûr qu'on lui achètera sa marchandise, le marchand de vin perd des clients, n'ose pas acheter un nouveau matelas, et ainsi de suite. L'idée est donc de relancer, au niveau local, l'activité économique centrée sur des besoins primaires : l'alimentation, le logement, les outils, les vêtements, etc.
La banque n’a pas eu le temps de fonctionner ?
La banque prévoit de lancer ses activités une fois qu’elle aura accumulé un capital de 50 000 francs, ce qu’elle est sur le point d’obtenir. Beaucoup de gens adhèrent, elle se structure, a un siège au 25, rue du Faubourg-Saint-Denis (3), des salariés permanents, une dizaine de succursales dans les quartiers de Paris (surtout dans le nord-est) et une autre dizaine dans d’autres villes, une correspondance assurée par la presse socialiste, laquelle donne des informations pour y adhérer, etc. Des prototypes de bons sont émis. Proudhon est bien entouré : des artisans qualifiés, mais aussi des personnes qui ont fait des études concrètes, qui savent mettre en œuvre des statuts juridiques.
Mais Proudhon continue à mener sa carrière politique, et critique énormément le Président, Louis-Napoléon Bonaparte, ce qui finit par lui valoir une condamnation à la prison. Après un exil, le théoricien est emprisonné et liquide la Banque du peuple, dans la mesure où il ne pouvait plus la gérer lui-même : la législation de l'époque ne permettait pas de faire des banques coopératives, il fallait qu'il y ait un responsable. Dans la lettre de liquidation, Proudhon explique aussi que les idées qui étaient en train de se développer n'étaient plus vraiment les siennes, en raison des gens qui l'entouraient dans ce projet : beaucoup d'anciens fouriéristes, d'anciens saint-simoniens comme Jules Lechevalier ou Albert Brisbane… Les personnes qui faisaient tourner la machine au quotidien ne sont pas passées à la postérité mais sont très importantes et ont repris de suite le flambeau.
Que se passe-t-il après la liquidation de la banque, et quel est son héritage ?
Son équipe souhaite poursuivre le travail à travers une mutualité des travailleurs. Ils développent l’idée d’un commerce mutuel. Mais le 13 juin 1849, il y a une manifestation à la suite de laquelle la police met à sac quasiment tous les sièges de bureaux socialistes, des associations, des journaux. Des perquisitions sont faites, notamment chez ceux qui ont participé à la Banque du peuple. Le pouvoir veut décimer les dernières têtes du socialisme.
Sous le Second Empire, Proudhon est un opposant de l’intérieur. Voyant que le bonapartisme est en train de s’installer, il exhorte l’empereur à mener une politique sociale. Ensuite, il passe plutôt du temps à développer des théories sur les capacités ouvrières, sur la justice, sur les réformes de l’impôt, sur l’histoire. Le théoricien ne s’engage plus dans de grands projets économiques et connaîtra un autre exil. Il meurt à Paris en 1865, à l’âge de 56 ans.
La Banque du peuple est un projet anticapitaliste ? Anarchiste ?
La Banque du peuple constitue le premier modèle de banque mutualiste ou coopérative, l’ancêtre de ce qui va permettre plus tard de créer le Crédit coopératif, une banque qui n’est pas aux mains d’actionnaires mais de membres adhérents, bénévoles, qui se prêtent de l’argent entre eux et qui privilégient les prêts pour les entreprises, les associations ayant une utilité publique. La Banque du peuple a inspiré l’économie sociale. Aujourd’hui, ce qui se rapproche le plus de cette expérimentation, ce sont les systèmes d’échanges locaux (SEL). Le projet de Proudhon est très clairement anticapitaliste, puisque le but est une structure dans laquelle le capital n’obtient pas de rémunération, où il n’y a pas d’intérêts. Personne ne s’enrichit au détriment d’un autre. C’est aussi un système géré par les travailleurs, sans le gouvernement et sans les capitalistes, ce qui permet de défendre la logique anarchiste : ni Etat ni patron.
En quoi ce projet reflète-t-il les idées et la personnalité de Proudhon ?
Ce qui est important pour lui, c'est que le peuple ait la liberté de s'associer, de s'organiser. Sa préoccupation pour le social en fait un socialiste au sens premier du terme, même s'il ne s'en revendiquait pas. Il s'est dit «anarchiste» parce qu'il se méfie du gouvernement et de l'Etat, mais n'est pas partisan de la violence. Pendant la révolution de 1848, Proudhon contribue à diffuser et à publier les appels à la révolte, mais, très vite, déplore qu'elle ait été faite «sans idées». Il a l'impression que, dans les clubs, les républicains font une comédie de 1789 ou 1793, les dénonce comme des étatistes, des violents, des doctrinaires, des gens qui sont dans le discours, des bourgeois, des «phraseux», des Parisiens… Tout ce qu'il n'est pas. Lui vient de Besançon, d'une famille d'artisans et de paysans. Son père était tonnelier. Proudhon aime rappeler qu'il sait ce qu'est un sou, ce que veut dire ne pas manger à sa faim. Député, il n'est pas du tout à l'aise à l'oral, très mauvais dans les discours mais brillant à l'écrit. Les autres se moquent de lui à cause de son accent franc-comtois. Il n'a pas la culture bourgeoise des grands orateurs. Son éducation, le théoricien l'a faite en gardant des bêtes, en travaillant comme prote [contremaître dans l'imprimerie], et il a obtenu une bourse pour faire des études.
Pourquoi est-il tant détesté par une partie de la gauche ?
Comme beaucoup d’hommes politiques de son époque, Proudhon a malheureusement le défaut d’être misogyne et antisémite. Sa misogynie est d’ailleurs assumée dans ses écrits publics. Son antisémitisme est en revanche privé et a été révélé par la publication de ses carnets intimes. Proudhon est par ailleurs un opposant farouche au jacobinisme et au marxisme. Il s’oppose à la violence et au centralisme. Fédéraliste et attaché à la liberté d’association, il incarne un socialisme démocratique «par le bas», qui rejette les nationalismes, intégrismes ou toute forme d’autoritarisme.
(1) Olivier Chaïbi est aussi membre de la Société Proudhon
(2) Proudhon est notamment l'auteur de la célèbre fomule provocatrice et souvent mal comprise «la propriété, c'est le vol».
(2) D'après les plans parcellaires, aujourd'hui, le lieu correspond approximativement au 23, rue du Faubourg-Saint-Denis.