Alors que toutes les bonnes consciences de l'Hexagone affichent avec fierté leurs convictions féministes, voilà qu'un mouvement contraire et extrêmement puissant est en train de les rendre ringardes. Plus encore : il tente d'abolir le féminisme comme catégorie politique émancipatrice pour le transformer en une idéologie oppressante et à combattre, à l'instar des pesticides ou du tabac. Il s'agit duféminisme décolonial, pour reprendre le titre du livre (Un féminisme décolonial) que Françoise Vergès vient de publier aux éditions la Fabrique et qui fait écho à celui de Houria Bouteldja, les Blancs, les Juifs et nous, publié chez le même éditeur, en 2016. Pour ce courant de pensée, les combats des femmes pour l'égalité sont notamment une ruse des Blancs pour asseoir leurs suprématies sur les peuples colonisés. Il ne nie pas que les femmes sont opprimées par les hommes, mais ce combat n'est pas prioritaire, contrairement à la question raciale qui, aussi bien en France que dans le reste du monde, continue d'appauvrir, de frapper, d'assassiner et d'humilier, dans une parfaite impunité, les minorités racialisées. Pour résumer, la race doit s'imposer au genre, seule la première notion étant aujourd'hui une catégorie révolutionnaire.
Cela explique leur opposition à ce que Françoise Vergès considère «l’obsession» du féminisme «civilisationnel», c’est-à-dire un racisme utilisant le biais du genre, quand cette «obsession» se manifeste dans des luttes contre les violences faites aux femmes ou contre la pudeur des racialisées. Si le viol des femmes doit être dénoncé, il ne le sera pas de la même façon selon qu’il est perpétré par un Blanc ou par une personne issue d’une minorité colonisée. De même si, en principe, la liberté sexuelle des femmes doit être respectée, les femmes issues des minorités racialisées doivent pouvoir rester attachées à leurs traditions familiales et religieuses grâce à leurs vêtements et à leurs comportements. Ce serait une preuve de leur solidarité envers leurs origines et de leur résistance contre les tentatives des Blancs à les transformer en traîtres en les obligeant à épouser leurs valeurs.
Cette révolution dans l’épistémologie politique d’une partie de la gauche implique aussi l’élimination de la classe comme catégorie fondamentale pour la remplacer, à l’instar du genre, par celle de race. Les Blancs des classes défavorisées ne profitent-ils pas de l’exploitation et des humiliations dont sont victimes les peuples du Sud qui habitent aussi bien à l’extérieur qu’a l’intérieur de leurs frontières nationales ? Le tout pourrait se finir dans une guerre des races, entre les fascistes et les colonisés, une fois que ces derniers auront convaincu une partie des Blancs déclassés par la mondialisation capitaliste de renoncer à leurs privilèges pour s’unir à eux. C’est alors seulement, et pour autant que les racialisés gagnent la partie, que le racisme des Blancs et sa cohorte de violences et de malheurs disparaîtront, et qu’adviendra alors le règne de l’Humain sur Terre.
Une fois cet âge d'or atteint, la question des femmes n'en sera plus une car, naturellement, c'est l'amour et non plus la haine qui réglera les rapports entre les individus. On pourrait en rire ou prendre ce marxisme pour illettrés comme la trame d'un roman de politique-fiction fascinant, s'il n'était pas en train de remporter les cœurs de la jeunesse universitaire et d'une partie des intellectuels de gauche.
Certes, ce courant ne risque pas de devenir hégémonique : il suffit de lire ces livres pour se convaincre du contraire. Mais ce qui est dommage, en revanche, c'est que de futurs intellectuels de gauche, convertis à ces théories, n'investiront pas leurs énergies dans l'accroissement de l'égalité et de la liberté démocratiques et laisseront donc aux droites le monopole politique. Sans compter que les universitaires non convaincus seront marginalisés et contraints au silence par cette jeunesse regorgeant d'amour révolutionnaire. Ce jour-là beaucoup d'entre eux réaliseront que leur seule issue sera de paraphraser Woody Allen : «La classe sociale est morte, le genre est mort, et moi-même, je ne me sens pas très bien.»
Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.