Comment lutter contre l'oubli et quels peuvent en être les formes perverses ? Deux films sortent sur nos écrans alors que se pose brutalement la question de notre rapport au passé avec la recrudescence de l'antisémitisme : le Silence des autres, documentaire hispano-américain de Almudena Carracedo et Robert Bahar et les Témoins de Lendsdorf de l'Israélien Amichai Greenberg.
Après la mort de Franco, le rétablissement de la démocratie en Espagne s'est fait sur la base d'un pacte de l'oubli. Soucieux d'éviter une nouvelle guerre civile, les partis politiques se sont accordés pour passer l'éponge sur le passé. Pas question que les tortionnaires soient arrêtés et jugés. Pour les victimes de la dictature, ou aujourd'hui pour leurs enfants, débute une interminable attente avant qu'on ouvre les fosses communes, qu'on identifie les restes humains et qu'on leur donne une sépulture décente. Les années passent, les témoins disparaissent, et les jeunes générations ignorent que l'histoire de l'Espagne est fondée sur la loi d'amnistie de 1977 et que cette loi est un pacte de l'oubli. Le Silence des autres retrace la lutte menée depuis l'Argentine - elle reste légalement impossible depuis l'Espagne - pour que lumière soit faite sur les crimes du franquisme. Le film espagnol révèle qu'il n'est jamais trop tard pour endiguer l'amnésie mais la société civile peine à lever le voile face à l'incurie ou au silence complice des politiques. D'autant que les mauvaises raisons de tourner la page abondent : comme prétendre que l'oubli a permis à l'Espagne de regarder l'avenir et de rejoindre en douceur le camp de l'Europe et de la démocratie.
Quand on jette aujourd’hui les yeux sur le Brésil, on comprend mieux ce que peut coûter cette politique de l’autruche. Là-bas, la transition démocratique s’est également opérée au prix d’un pacte conclu entre l’opposition et les militaires, qui avaient accaparé le pouvoir une vingtaine d’années durant. Ceux-ci sont restés à l’abri de toute poursuite judiciaire, et c’est trop tardivement - à la fin du mandat de Lula et sous la présidence de Dilma Rousseff - que l’Etat a entrepris de dresser un état des lieux, autrement dit de faire la lumière sur les crimes commis durant la dictature.
De l’amnistie à l’amnésie : la politique du silence a occulté la brutalité de cette période autoritaire, et les générations nées après le rétablissement de la démocratie n’ont qu’une idée fort vague de ce que le Brésil a connu, voire pas d’idée du tout. On s’explique dans ces conditions que des forces se réclamant du régime militaire aient pu remporter les élections et porter au pouvoir Jair Bolsonaro.
Au Brésil, comme en Espagne, l'oubli découle d'un choix politique et il a été pacté. Mais il ne s'explique pas seulement par la responsabilité des pouvoirs en place. Il est aussi le fait du citoyen qui préfère tourner la page. Un film brésilien des années 90, Entre Amigos, a mis au jour cette logique du silence quand des opposants à la dictature découvrent que l'un des «amis» a trahi, et que d'autres ont pu suivre le même chemin. Moralité : ne remuons pas les cendres du passé. C'est le raisonnement que dénonce le Silence des autres. Au sein de la majorité de la population, la peur d'affronter le passé a conforté la ligne suivie par les gouvernements qui se sont succédé. Et davantage encore, et on la sous-estime, la priorité accordée à la consommation et l'immersion dans le présent.
La France n’est ni le Brésil ni l’Espagne, encore qu’elle a escamoté une bonne part du passé qui la lie à la colonisation, à la décolonisation, et en particulier à la guerre d’Algérie. Ce qui la rapproche de ces deux pays, c’est l’effet d’effacement que provoque le passage des générations. Effet qu’on minimise et qui n’a rien d’inédit sauf que s’y ajoutent aujourd’hui - tout comme au Brésil ou en Espagne - les poisons insidieux du présentisme qu’ont dénoncé l’historien François Hartog et le philosophe Peter Sloterdijk (1). En plongeant la société dans un présent sans passé ni futur, le présentisme accélère le travail inexorable du temps. Quand il résiste, le passé n’est généralement plus qu’un objet de commercialisation et de consommation à travers sa patrimonialisation, son exploitation touristique ou sa mise en spectacle (les chaînes spécialisées du câble, les parcs à thème). En précipitant l’amnésie, ce présentisme favorise puissamment le retour des monstres d’antan.
Comment réagir en enseignant et en historien ? L'enseignement de l'histoire offre le moyen de parer aux dégâts de l'oubli, mais pas de n'importe quelle histoire. Il ne suffit pas d'entretenir la mémoire des crimes du XXe siècle. Un travail de fond s'impose consistant à ancrer dans les esprits la conviction qu'une société doit vivre avec une pluralité de passés, une pluralité d'héritages et une pluralité de mémoires. A condition de ne pas se contenter de tout juxtaposer ni d'en faire un patchwork incompréhensible. Faute de quoi nous risquons de nous recroqueviller dans une mémoire nationale dont on a oublié les excès meurtriers et qui ne répond plus aux défis d'un monde globalisé. Tout cela exige une réflexion d'ensemble et pourquoi pas la constitution d'un nouveau grand récit qui donne sens au triple fait d'être français, européen et acteur au sein d'un monde globalisé. Utopie dira-t-on ? Alors qu'il ne s'agit que d'apprendre et de s'astreindre à regarder ailleurs pour mieux lire notre présent comme ces lignes s'y efforcent.
(1) La Mobilisation infinie, Points, 2000.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.