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Chronique «La cité des livres»

Pourquoi les hommes sont-ils plus ignorants que les chimpanzés ?

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Médecin et statisticien, Hans Rosling déjoue les a priori grâce à des conférences TED vues par des millions de personnes. Une version livre de sa méthode vient de sortir.
Un chimpanzé suce de la ciboule au zoo tokyoïte de Tama, le 9 février 2013. (Photo Rie Ishii. AFP)
publié le 12 mars 2019 à 18h16

Hans Rosling était une star mondiale. Peu de Français le connaissaient mais ses conférences TED ont été vues par des millions de personnes, ses livres lus par des centaines de milliers de lecteurs, et il a même été désigné par le Foreign Policy Magazine comme l'un des cent penseurs les plus influents dans le monde.

Atteint, il y a quelque mois, d’un cancer du pancréas, il a arrêté ses conférences pour se consacrer à un livre testament qui paraît en France quelques mois après sa mort. Tous ceux qui sont attachés à un débat public fondé en raison, attaché à respecter les faits, à les distinguer des opinions, doivent le lire, même si, par les temps qui courent, ils sont de moins en moins nombreux. Contre les fake news, la démagogie et le déclinisme ambiant, c’est une arme de résistance efficace.

Rosling était un médecin suédois, un statisticien et un spécialiste de santé publique. Il a travaillé longtemps en Afrique, auprès des populations les plus pauvres du Mozambique pour tenir une promesse faite à un leader du pays assassiné, qui était son ami. Passionné de cirque, il était aussi avaleur de sabre et, surtout, inventeur d’une méthode infographique interactive spectaculaire, le système Gapminder, qui fournissait la base visuelle de ses conférences et qui a été ensuite rachetée par Google et mise à la disposition du public.

Pédagogue, conférencier, Rosling a découvert une réalité essentielle, trop souvent négligée. Observant des réactions de son public, puis le soumettant à des questionnaires très simples, il s’est aperçu non seulement que l’ignorance publique était grande, mais surtout qu’elle n’était liée ni à l’intelligence ni au niveau de diplôme. Il est parti d’une question simple, posée systématiquement aux spectateurs en début de conférence : quel est dans les pays pauvres le pourcentage des filles qui finissent l’école primaire ? A : 20 %, B : 40 % ou C : 60 % ? L’immense majorité des personnes interrogées répondait A : 20 %, alors que la bonne réponse est C : 60 %. Il a ensuite posé d’autres questions sur l’état de la société ou de la planète, pour obtenir des résultats du même ordre, toujours plus pessimistes que la réalité. Pour agrémenter ses conférences, il a ensuite marqué trois bananes des lettres A, B et C et les a jetées à un groupe de chimpanzés. Lesquels, au bout du compte, choisissaient en moyenne les bananes A, B ou C à égalité, autrement dit à 33 % pour chacune d’entre elles. Rosling en a déduit que dans tous les cas, même quand son public était composé de cadres supérieurs ou d’universitaires de haut vol, les chimpanzés obtenaient de meilleurs résultats à ses tests de connaissance.

Où était le mystère ? Pourquoi, même dans le cas d’un public très bien éduqué, autant de très mauvaises réponses ? Pour une raison simple : peut-être parce que l’humanité a vécu des dizaines de milliers d’années à l’état de chasseur-cueilleur, toujours menacée par les bêtes fauves, les accidents naturels, la faim, la soif ou l’attaque d’autres groupes humains, elle tend, par un mécanisme de survie intégré dans son patrimoine génétique, à exagérer systématiquement les dangers qui la menacent et à anticiper les malheurs qui l’attendent bien plus que les bonheurs, bref, à voir en noir le présent et l’avenir. On discutera de cette explication, mais son effet est manifeste : quand on interroge les humains sur l’état du monde et son devenir, ils noircissent systématiquement le tableau.

Deux exemples (Rosling en a accumulé une large tripotée). Quand on demande au public de classer les pays selon leur niveau de richesse, ils décrivent la plupart du temps un monde séparé en deux, une minorité riche au Nord, des masses misérables au Sud. Or, toutes les études et statistiques montrent que cette vision est radicalement fausse, ou, en tout cas, très datée. La grande majorité de l’humanité, en Asie notamment, est sortie de la misère et vit dans des pays au niveau de vie moyen. C’est le résultat de l’extraordinaire développement qu’ont connu des pays comme la Chine, l’Inde ou certains pays d’Afrique sous l’effet de la mondialisation de l’économie de marché. Fait en général ignoré par les procureurs de ladite économie (qui a néanmoins de graves défauts). De même quand on demande aux Occidentaux de désigner les dangers qui les menacent, le terrorisme arrive souvent en haut de classement. En fait, moins de 1 % de pertes humaines occasionnées par les attentats terroristes, sont enregistrées dans les pays du Nord. Autrement dit, les terroristes, le plus souvent issus des pays pauvres, frappent à 99 % des populations pauvres. Alors qu’on les présente souvent comme le bras armé d’une vengeance des pauvres contre les riches…

Pourquoi les hommes sont-ils plus ignorants que les chimpanzés (selon la burlesque comparaison de Rosling) ? Parce que l’esprit humain - celui des journalistes, par exemple - est affecté de

«biais cognitifs»

inconscients, dont Rosling dresse une liste éloquente et non exhaustive, qui l’empêchent de voir les choses comme elles sont, qui l’obligent à un effort conscient pour comprendre qu’au total, l’humanité va nettement mieux que par le passé et qu’il est très probable qu’elle continuera à progresser. Horrible nouvelle pour tous les vendeurs de catastrophes, qui laissera le lecteur évidemment sceptique - les biais cognitifs sont largement partagés. Une seule solution pour s’en déprendre : lire Rosling.