Article d'Abir Nur, étudiante en master 1 d'étude du développement à l'Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris. Ses recherches portent sur
les questions de genre et développement ainsi que sur les mouvements
féministes en Afrique
et plus précisément au Soudan. Cet article a été rédigé dans le cadre
d'un séjour réalisé entre mai et août 2018 au CEDEJ Khartoum (MEAE-USR 3123 du CNRS).
Noura Hussein, victime d’un viol collectif
Victime d’un mariage forcé à l’âge de 16 ans,
Noura Hussein fuit son village natal d’al-Bager (40km au Sud de Khartoum) pour
se réfugier chez sa tante à Sennar afin de poursuivre ses études, dans l’espoir
de devenir un jour avocate ou juge. De retour chez elle, la cérémonie
matrimoniale est organisée par les deux familles, forçant Noura Hussein à
emménager avec son mari quelques années plus tard. Refusant de consommer leur
union, Noura Hussein est victime d’un viol collectif orchestré par son mari,
aidé par ses cousins. Lorsque son mari tente de reproduire le crime, la jeune
femme le poignarde à plusieurs reprises, causant sa mort. Son père, (qui accorde
un entretien à la chaîne britannique BBC), conduit immédiatement sa fille
déclarer le meurtre au poste de police afin de se protéger de la vengeance de
la famille du défunt.
Interprétation de la loi et droits des femmes au Soudan
Un droit pénal « neutre » face à des crimes
sexués
Noura Hussein est retenue douze mois dans la
prison pour femmes d’Omdurman, recevant uniquement les quelques visites de son
avocat Me Adil Mohamed Al-Imam. Son procès se tient une année plus tard, le 24
mai 2018, à l’issue duquel elle est reconnue coupable de meurtre prémédité en
vertu de l’article 130 du Code pénal soudanais, et condamnée à la peine de mort
par pendaison. Plus de dix avocats spécialisés dans les affaires de violation
des droits humains, qui avaient assisté au procès, offrent une aide judiciaire pro
bono à Noura Hussein. Trois avocats rejoignent ainsi la défense, avec
l’accord de la jeune femme et de son avocat originel, pour préparer l’appel de
la première décision de la cour (Me Alfateh Hussein, Me Ahmed Sibair et Me
Ishag Abdelaziz). La défense reçoit par ailleurs le soutien d’autres avocats et
activistes des droits humains, et principalement d’activistes pour les droits
des femmes au Soudan et dans la diaspora (des ONG soudanaises comme SEEMA, No
to Women’s Oppression et SIHA, ainsi que l’Union européenne et UNWomen ont
publié des communiqués en soutien à Noura Hussein).
Le droit pénal soudanais repose sur une
interprétation orthodoxe et littérale des normes coraniques, octroyant ainsi
une voix conséquente à la famille de la victime dans la prise de décision
finale dans les affaires criminelles. C'était le cas dans l'affaire Noura
Hussein, dans laquelle le concept de gasas (قصاص) –
représailles – qui implique la décision
de la famille du défunt de pardonner à l'accusée contre compensation financière
ou de refuser d'accorder le pardon en choisissant donc la peine capitale, a été
déterminant. Malgré un appel à la clémence lancé par le juge, les parents du
défunt mari de Noura Hussein ont refusé la compensation financière (diya)
réclamant la pendaison de l'accusée. Les avocats de la défense avaient alors
quinze jours pour faire appel de la décision.
Entre lois séculières et lois islamiques
Les avocats de Noura Hussein construisent
leur appel autour de plusieurs arguments qui mettent tous en lumière le cadre
judiciaire inégal, qui a empêché une analyse méticuleuse des différents
éléments de l’affaire prouvant que le meurtre non-intentionnel du mari était
intervenu dans une situation de légitime défense. La demande de nouvel examen
du dossier est d’abord justifiée par la production et le traitement de la
preuve sur laquelle s’est fondée la décision de la cour de justice. Pour
prouver la préméditation du meurtre, la cour a utilisé l’enregistrement des
confessions de Noura Hussein, recueilli par les agents de police quelques
heures seulement après les faits. La jeune femme, qui n’était alors pas
accompagnée d’un avocat, s’était livrée à un officier dont le grade était
inférieur hiérarchiquement à celui du lieutenant-colonel. Elle était, par
ailleurs, dans un état de choc traumatique d’après le psychologue clinicien qui
l’a examinée et qui a témoigné à la barre lors du procès en appel. Selon les
avocats de la défense, l’enregistrement ne peut donc être retenu comme preuve
légitime et ce notamment au regard de la Section 29 du Chapitre 1 du Sudanese
Evidence Act de 2003, qui stipule qu’aucune confession recueillie par un
agent de police ne peut être retenue contre un individu accusé d’avoir commis
une infraction si l’officier qui enregistre la confession n’a pas le grade de
lieutenant-colonel ou un grade supérieur [T.d.A.].
De plus, les avocats de la défense convoquent
l’âge de Noura Hussein au moment de la signature du contrat de mariage par les
deux familles pour appuyer leur argumentation. La question du mariage des
enfants est récurrente dans les affaires de droits humains à travers le monde
et a particulièrement été soulignée par les soutiens internationaux de Noura
Hussein. Le Code du statut personnel soudanais (Sudanese Personnel Status
Law) de 1991 autorise le mariage d’un garçon ou d’une fille âgé-e de 10 à
18 ans (âge adulte) si la cérémonie civile se déroule en présence d’un-e juge
qui doit signer le contrat de mariage afin de garantir le consentement des deux
partis. Dans le cas du mariage de Noura Hussein, ses avocats rappellent que
l’union n’a pas été scellée devant un-e juge, la rendant ainsi illégale. Par
ailleurs, le droit soudanais repose principalement sur la jurisprudence islamique,
et plus précisément malikite, depuis les lois de septembre 1983, qui stipule
également qu’une union matrimoniale valide et légale nécessite le consentement
de l’épouse, bien que l’approbation du tuteur (tout homme musulman majeur et
disposant de toute sa raison) soit obligatoire. Un cousin du défunt mari,
appelé à la barre lors du premier procès et accusé par Noura Hussein d’avoir
participé à son viol collectif, a fait allusion à une dispute dans le couple
qu’il tentait de résoudre, expliquant ainsi sa présence dans leur appartement
quelques jours avant les faits. Même s’il a démenti l’accusation de viol, son
témoignage met en lumière l’existence de réelles tensions dans le couple,
renforçant ainsi l’argument de refus du mariage par Noura Hussein présenté par
la défense.
Ses avocats soulignent en outre dans le
dossier d’appel la dimension problématique de l’interprétation des lois par les
juges soudanais, dans un contexte juridique pluraliste, le code criminel
soudanais incluant à la fois des éléments du code pénal colonial britannique et
du code civil égyptien, mais également les « lois de septembre » qui
renvoient aux lois pénales islamiques (hudud) s’inscrivant dans la
doctrine malikite de la jurisprudence islamique. La défense réclame une mise en
liberté immédiate et complète de l’accusée, plaidant
l’utilisation légitime de l’auto-défense prévue par l’Article 12 du Criminal
Act dans le cas d’un viol. Ils rappellent ici l’Article 149, amendé en
2015, qui définit le viol comme « tout contact sexuel résultant d’une
pénétration d’un organe sexuel, d’un objet ou de toute partie du corps dans le
vagin ou l’anus de la victime, par utilisation de la force, de l’intimidation
ou de la menace d’utilisation de la violence physique ou psychologique, de la
détention, de la tentation ou par abus de pouvoir contre une personne incapable
d’exprimer son consentement dû à des causes naturelles ou à son âge »
[T.d.A.]. Les avocats de Noura Hussein dénoncent ainsi l’utilisation de la
force par son époux, en se basant sur le rapport médical faisant état de
contusions prouvant une dispute physique, mais également l’abus de pouvoir
exercé par le défunt dû à son âge, Noura Hussein étant bien plus jeune que son
époux alors âgé de 35 ans. L’amendement de l’Article 149 a élargi la définition
du viol dans le cadre juridique soudanais, incluant, bien qu’implicitement, le
viol conjugal. Néanmoins, le juge a considéré que l’époux avait un droit
marital à une relation sexuelle avec son épouse, sans tenir compte du
consentement ou non de cette dernière. Cette interprétation du Code criminel,
récurrente dans les affaires de violences sexuelles, met en lumière la réticence
des juges soudanais à appliquer la loi indépendamment de leurs croyances
personnelles. Des magistrats et activistes des droits humains soudanais en
appellent ainsi à former les juges et avocats du pays pour une meilleure prise
en charge des affaires concernant les droits humains et plus précisément les
droits des femmes, en encourageant et équipant tout particulièrement les
avocates et femmes juges compte tenu du manque de représentation des filles et
femmes soudanaises mises en accusation par des avocates, comme Noura Hussein.
Une victoire pour les victimes de violences
sexuelles ?
Une criminalisation récurrente des victimes
La Cour d’Appel retient finalement les faits
de viol entraînant l’utilisation de la légitime défense par l’accusée, annulant
le chef d’inculpation initial de meurtre prémédité et la peine de mort. La
condamnation de Noura Hussein est réduite à cinq années d’emprisonnement et au
paiement d’une diya de 337 500 SDG (environ 6 270 euros) à la famille du
défunt. Dans un contexte de criminalisation croissante des victimes de viol par
le système judiciaire soudanais, cette décision historique de la Cour d’Appel
représente un espoir pour de nombreuses victimes encore emprisonnées.
Cette affaire a reçu une importante attention
médiatique au-delà même des frontières soudanaises, soulignant les questions
des droits des femmes et de la criminalisation des victimes de violences
sexuelles au Soudan. Cette couverture médiatique s’expliquerait, selon un des
avocats de Noura Hussein qui a accordé un entretien à une ONG luttant pour les
droits des femmes au Soudan, par l’issue tragique des violences sexuelles
subies par l’accusée qui a fini par tuer son violeur, ce qui est selon lui très
rare. Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes et filles sont victimes de
mariages forcés et d’abus sexuels mais reçoivent très peu de soutien et de protection
de leur entourage ou des autorités étatiques. Quand les femmes portent plainte,
elles sont, dans l’extrême majorité du temps, accusées d’avoir provoqué
l’agression sexuelle ou le viol, les agents de police évoquant alors les tenues
et comportements « inappropriés et immoraux » des victimes. Dans le
cas d’un viol, ces dernières sont exposées au risque d’être accusées d’adultère
(zina), punissable de la peine de mort, bien que cette condamnation
n’ait jamais été exécutée d’après les avocats de Noura Hussein. Ce phénomène de
criminalisation des victimes reflète la politique de contrôle des corps des
femmes soudanaises, institutionnalisée dans le Public Order Law, mis en
place par le gouvernement de Khartoum en 1992 et appliqué à tous les États fédérés
du pays en 1996. Ce contrôle était déjà inscrit dans l’Article 152 du Code
criminel de 1991 qui prévoyait la sanction de tout individu, et
particulièrement de toute femme, qui porterait des vêtements
« indécents » en public. Cet article est un exemple flagrant des
définitions vagues présentes dans le corpus légal, puisqu’il n’explicite pas ce
qui constitue un habit « indécent ». Ainsi, la mise en application de
cette loi dépend exclusivement du jugement personnel de l’agent
« moral » de police, lui donnant le droit d’opérer une véritable
chasse aux sorcières, ici les activistes des droits des femmes soudanaises qui
représentent une cible privilégiée de ces arrestations de la police des mœurs
dont l’objectif est de contrôler et limiter les mouvements pour les droits des
femmes dans le pays (le cas de la journaliste Lubna Hussein, arrêtée et
emprisonnée en 2009 pour avoir porté un pantalon est assez emblématique).
Dénoncer publiquement les violences sexuelles
subies par les femmes, et plus particulièrement le viol, au Soudan, relève
encore d’un exercice périlleux tant ces problématiques sont tabous. Les
victimes sont, pour la plupart, poursuivies par la justice, et plusieurs cas
montrent que des victimes ayant donné naissance à un enfant après avoir été violées
par un homme qui n’était pas leur époux ont été accusées de zina
(adultère ou fornication) et sévèrement punies pour cela. Les victimes brisent
ainsi rarement la loi du silence par peur d’être stigmatisées et marginalisées
par leurs familles et communautés de façon systématique.
Inégalités entre femmes et rapports ethniques sensibles
au Soudan
Le Soudan a souvent été décrit comme le
« microcosme d’Afrique », étant à l’intersection de cultures et
peuples arabes et « noirs » africains, avec plus de 590 groupes
socio-culturels selon le World Atlas. L’hétérogénéité ethnique et
culturelle est encore aujourd’hui source de grande complexité dans les
dynamiques sociales du pays. L’affaire Noura Hussein illustre bien les tensions
ethniques enracinées, ainsi que le racisme et le sexisme institutionnalisés au
Soudan. Historiquement, et avant l’établissement du condominium anglo-égyptien,
l’ethnie ne constituait pas un critère central pour revendiquer une
appartenance aux groupes dominants dans les royaumes du Darfour et de Sennar,
même si parmi les marchants l’identité arabe était souvent signe de statut
social privilégié, conduisant de nombreuses familles à revendiquer une
ascendance issue du lignage du prophète de l’Islam dans un processus
d’« invention de la tradition ». L’élément le plus important était
alors le statut économique, octroyant alors facilement un statut politique
privilégié comme le confirme la théorie de Max Weber pour qui le pouvoir
économique, ayant un effet de prestige, crée la base d’un pouvoir politique. Le
Darfour était à cette période une région bien développée grâce à ses routes
commerciales et sa classe marchande aisée. Les Zaghawa faisaient partie de
cette classe et participaient activement au commerce international organisé
autour de la mer Méditerranée.
Noura Hussein est issue de l’ethnie Zaghawa,
du Darfour, région qui a été dominée par les Arabes du Soudan depuis la
colonisation anglo-égyptienne, les Zaghawa n’étant alors pas considérés comme
de « purs » Arabes. Bien que les Zaghawa parlent l’arabe et aient
adopté, avec l’Islam, les coutumes et traditions « arabes », peu
se qualifient comme arabes, revendiquant ouvertement leur
« africanité ». Les gouvernements successifs postindépendance (depuis
1956) ont tenté de construire un état-nation arabe, à travers la promotion de
l’arabe comme langue nationale et de l’Islam comme religion d’Etat, considérés
comme porteurs des valeurs soudanaises par l’élite du nord du pays, et ce
particulièrement après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011. Tandis que,
dans le sud du pays avant 2011, la domination s’exerçait par les biais
économiques et culturels, l’oppression se caractérise autrement dans les
régions du nord où de nombreux groupes ethniques partagent des traits culturels
et religieux communs, tels que la langue arabe, l’Islam ou encore les
patronymes arabes. En mai 2000, un livre publié et édité anonymement, et qui a
échappé à la censure du gouvernement, rappelait avec vigueur le racisme
institutionnalisé dans le pays à travers des statistiques qui montraient que la
majorité des positions gouvernementales à Khartoum, des ministres aux
chauffeurs, étaient occupées par des Soudanais issus de trois groupes
socio-culturels (Shawayga, Jaaliyeen, Danagla) qui ne représentaient alors que
5,4% de la population totale.
Allant de pair avec les politiques
d’arabisation du pays, qui ont modelé l’idéologie d’une suprématie culturelle
et raciale arabe, le Soudan a connu d’importantes politiques de centralisation
des pouvoirs économiques et politiques à Khartoum, organisant le pays autour du
rapport centre/périphérie. Cette structure administrative a été héritée des
royaumes du Darfour et de Sennar, puis reproduite durant la Turkiyah
(1821-1885) à travers un système d’exploitation des régions périphériques de
l’ouest et du sud dont les populations subissent encore aujourd’hui le racisme
ordinaire et institutionnel. Puis, c’est avec la colonisation anglo-égyptienne
que le pouvoir politique a muté vers le delta du Nil, et plus précisément à
Khartoum – l’actuelle capitale. Cette forte centralisation, opérée
définitivement à la fin du régime Nimeiri (1985) explique en partie le
développement socio-économique inégal des différentes régions soudanaises et le
manque de représentation politique de ces régions périphériques, comme le
Darfour. La famille de Noura Hussein vient d’un village périphérique de la
capitale, al-Bager, dans le sud de l’Etat de Khartoum qui accueille une grande
communauté darfouri qui a fui la sécheresse et la guerre.
L’ethnicité semble être un point central dans
la majorité des affaires criminelles, comme l’atteste la prison pour femmes
d’Omdurman surpeuplée d’immigrées et de Soudanaises de groupes ethniques
marginalisés et dominés, et surtout des régions abritant des groupes qui se
sont rebellés contre le gouvernement (Darfour et Monts Nouba). La propriétaire
d’un restaurant (qui souhaite conserver l’anonymat) témoigne qu’après son
arrestation et durant son procès, le juge lui a vivement conseillé de
s’acquitter de l’amende afin d’être libérée rapidement car « la prison
n’est pas pour les Arabes ». Loin d’être un incident isolé, cette anecdote
révèle une idée largement répandue chez les autorités soudanaises et illustre
bien la dimension indéniablement raciale de l’incarcération au Soudan, longtemps
ignorée. En plus d’être victimes de l’oppression sexiste, les soudanaises
non-arabes doivent faire face à un racisme enraciné et leurs vies semblent
avoir moins d’importance que celles des femmes Jaaliya ou Danagla (deux ethnies
dominantes). En effet, les expériences des femmes non-arabes sont le fruit
d’une double voire triple forme d’oppression qui pourraient facilement être
analysées à l’aide de l’approche intersectionnelle théorisée par Kimberle
Crenshaw. Les soudanaises discriminées le sont du fait de leur genre, de leur
race (ethnie) mais également de leur classe. Dans le cas de Noura Hussein, en
tant que jeune femme elle est la victime de la culture dominante de
subordination des femmes au Soudan ; en tant que membre d’une catégorie
populaire elle est la victime d’un système économique oppressif dans lequel les
riches ont le pouvoir coutumier de décision au sein de sa communauté zaghawa
(la famille de son défunt mari est issue de la noblesse zaghawa) ; en tant qu’adolescente elle a été la victime
d’abus de pouvoir de la part de son défunt époux bien plus âgé qu’elle mais
aussi la victime d’un système judiciaire qui ne protège pas ses droits
d’enfant ; et en tant que Zaghawa elle est la victime du racisme
institutionnalisé dans le pays. Comme expliqué par Patricia Hill Collins, tous
les groupes sociaux possèdent un nombre plus ou moins élevé de « handicaps
sociaux » ou de privilèges dans un système historique donné. Compte tenu
du contexte, un individu peut donc être oppresseur, membre d’un groupe opprimé et
simultanément oppresseur et opprimé. Dans ce système et appliqué à la société
soudanaise, les femmes issues de groupes socio-culturels dominants (arabes)
sont victimes du sexisme mais sont également du côté des oppresseurs de par
leurs appartenances ethniques.
Par ailleurs, les deux chercheures
américaines rappellent que l’oppression est caractérisée à la fois par la
domination mais également par la résistance. Les stratégies de résistance et de
lutte contre les oppressions ne peuvent néanmoins être mises au point que dans
un cadre « safe » comme définit par Patricia Hill Collins.
Cette résistance semble être minutieusement organisée dans le cas de Noura
Hussein, compte tenu du soutien international qu’elle a reçu au lendemain de sa
condamnation à mort. Dans cette « Matrice de domination » du genre,
de la race et de la classe, les soutiens féminins de Noura Hussein luttent
publiquement contre l’oppression systémique au niveau des institutions
sociales, et plus précisément sur les plans des lois coutumières et
officielles. À travers le plaidoyer pour faire reconnaître le viol comme un
crime faisant partie d’un système beaucoup plus large de domination, exercée
par les hommes sur les femmes, les Soudanaises de tout horizon se sont unies
pour faire face au sexisme mais également à l’oppression subie par les enfants.
Toutefois, le fondement racial de l’affaire a été passé sous silence par une
grande majorité de ces femmes. Or les stratégies d’intervention, mises en place
pour résister à la domination et fondées uniquement sur les expériences de
femmes qui ne partagent pas les mêmes origines socio-économiques et ethniques
des victimes, n’apportent qu’une aide limitée aux femmes car leurs
appartenances de classe et de race conditionnent les obstacles qu’elles
subissent. En effet, l’oppression résultant des appartenances à une ethnie
« non-arabe » et à une classe ouvrière populaire subie par Noura
Hussein n’est pas considérée comme telle par les partisanes de sa cause dans
leurs stratégies de lutte, mettant ainsi de côté les éléments cruciaux de la
race et de la classe qui se trouvent être à la racine même de l’injustice du
système judiciaire soudanais.
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