«Il n'y a qu'une frontière, c'est l'humanité.» Nadia Murad, jeune femme yézidie née près de Sinjar, dans le Kurdistan irakien, a vu les troupes de l'État islamique décimer son village avant de l'enlever et de faire d'elle une esclave sexuelle en 2014. Après son évasion, elle a trouvé refuge en Allemagne et, depuis, témoigne inlassablement du sort de son peuple[1]. Et ni le voyeurisme des journalistes ni l'hypocrisie des fonctionnaires internationaux et autres responsables politiques de tous bords ne parviennent à entamer sa détermination.
On Her Shoulders
Invitée à prononcer le discours d’ouverture de l’assemblée générale des Nations unies en 2016, la rescapée devenue militante malgré elle soulève la question, aussi cruciale que géographique, de l’unité du genre humain. Car si la défense des droits humains semble, au moins en paroles, réunir un large consensus en sa faveur, reste à savoir qui l’on veut bien inclure dans l’humanité.
Humains et non humains
Encore aujourd’hui, le respect des droits fondamentaux ne concerne pas toutes les catégories de population, y compris dans les démocraties occidentales. Migrant·es en Europe, Afro-Américain·es aux États-Unis, la professeure de droit Ratna Kapur, invitée à Genève, rappelle combien certains groupes doivent prouver quotidiennement leur humanité, c’est-à-dire leur droit à être traités comme les autres.
En Israël, l'avocate Lea Tsemel n'en finit pas de perdre des procès depuis plus de quarante ans[2]. En 2015, elle défend un adolescent palestinien de 13 ans accusé d'agression au couteau, l'occasion de dénoncer les méthodes d'interrogatoire musclées, les conditions de détention d'un mineur et, surtout, la différence entre les charges retenues lorsqu'il s'agit, pour des faits similaires, de juger un Palestinien ou un Israélien. Quand des médias lui reprochent de défendre les droits humains d'un individu «dénué d'humanité», elle répond : «Je vois toujours la personne derrière un dossier.»
Des espaces « autres »
À quelques milliers de kilomètres, dans les geôles de Guantanamo, les prisonniers ont subi toutes sortes de sévices sexuels, avec la bénédiction de l'administration Bush. On a considéré qu'il était juste, au nom de la préservation des démocraties occidentales, de renoncer aux fondements même desdites démocraties. Et dans les prisons secrètes de la CIA comme sur les champs de bataille de Syrie, d'Ukraine ou de République démocratique du Congo, les violences sexuelles sont monnaie courante[3].
Zero Impunity
Là encore, tout est affaire de frontières physiques et mentales. Pour que des militaires français abusent sexuellement de femmes et d’enfants en Afrique, ils ont commencé par les reléguer hors d’une humanité au sein de laquelle de tels agissements leur paraîtraient inconcevables. Et s’ils ne sont pas poursuivis en justice, c’est que la distance et la situation de conflit armé se combinent pour créer des espaces «autres», des lieux à part échappant à la morale et au droit. Au Kurdistan irakien, dans l’Ukraine et la Syrie en guerre, ou encore dans l’entre-deux géopolitique des territoires palestiniens, l’absence d’État permet aux pires pulsions de refaire surface en toute impunité.
Pour les victimes de viol en Syrie, en République démocratique du Congo ou en Ukraine, comme pour les suspects torturés à Guantanamo et pour les femmes yézidies mariées de force et violées à répétition – et pour leurs frères et leurs parents, victimes d’un génocide qui n’intéresse pas grand-monde –, cette impunité vient s’ajouter à la souffrance de l’acte lui-même.
Or, montrer, dénoncer, c’est déjà lutter contre l’impunité, en sortant les espaces de non-droit de leur invisibilité, en rapatriant les exactions à l’intérieur des frontières de la morale et du droit. C’est l’un des défis que tentent de relever les films sélectionnés au FIFDH.
Le site du festival : https://fifdh.org/
[1] On Her Shoulders, d'Alexandria Bombach (2018), en compétition, catégorie Documentaires de création.
[2] Lea Tsemel, avocate, de Philippe Bellaïche et Rachel Leah Jones (2019), en compétition, catégorie Documentaires de création.
[3] Zero Impunity, de Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies (2019), en compétition, catégorie Grands reportages.