L'anthropologue Nastassja Martin, spécialiste des populations arctiques, a raconté son «terrain» chez les Gwich'in, dans le nord de l'Alaska, dans un très beau livre, les Ames sauvages (La Découverte, 2016). Le fait d'être une femme n'est pas nécessairement déterminant selon elle, car un terrain est avant tout le lieu où se rencontrent des zones de fragilités mutuelles, chez l'ethnographe comme chez les autochtones.
«Je suis arrivée dans le nord de l’Alaska en 2006, j’étais seule, et nous étions en plein hiver lorsque je me suis présentée au chef tribal Gwich’in de Fort Yukon, lors d’un conseil intertribal qui se tenait dans la ville de Fairbanks en Alaska. Je lui ai exposé mon désir, venir vivre avec eux dans la Taïga subarctique pendant quelque temps et, peut-être, en tirer une thèse de doctorat. Le fait que je sois une femme s’ajoutait sans doute à d’autres facettes de ma personne, que les Gwich’in perçurent immédiatement comme des fragilités : la solitude, le fait d’être très loin de chez moi, coupée de mon mode de vie et des miens. Cet état de fait rassura évidemment ceux qui allaient m’accueillir : je ne représentais pas une menace, contrairement aux nombreux entrepreneurs occidentaux qui se pressent dans le Grand Nord alaskien, puisqu’il représente encore aujourd’hui le dernier Far West prometteur des Etats-Unis. Paradoxalement, ces fragilités étaient plus partagées que je ne le croyais : elles m’ont permis d’entrer en connexion avec leur désespérance propre, face aux dérèglements écologiques de leur monde (entraînés par le réchauffement climatique) et aux prédations occidentales.»