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Libération
TRIBUNE

«Un programme équivalent à celui du Conseil national de la Résistance doit être mis en place»

Une soixantaine d’intellectuels sont invités à l’Elysée ce lundi soir. L’une d’entre eux explique à «Libération» dans quel état d’esprit elle va s’y rendre.
publié le 17 mars 2019 à 19h56

Tribune. J'ai répondu positivement à l'invitation du président de la République. En effet, nous nous exprimons les un·e·s et les autres à travers des articles, des ouvrages et des tribunes, mais je ne suis pas certaine que le Président et ses équipes lisent tous nos écrits (sourire)… Et je pense important qu'il puisse discuter avec des universitaires et des intellectuels, à condition que la diversité des opinions et des personnes soit pleinement représentée.

J'ai répondu présente car je veux répéter le message que je porte depuis de nombreuses années et que nous avons tenté d'exprimer à nouveau dans le livre que nous venons de publier avec l'économiste Eric Heyer et le juriste Pascal Lokiec : Une autre voie est possible. Le fameux «cap» suivi par le président de la République n'est ni légitime, parce qu'Emmanuel Macron a été élu avec une grande partie des voix de gauche et qu'il devait infléchir son programme pour en tenir compte, ni efficace. Il repose sur les vieilles idées néolibérales qui ont été inventées et diffusées par les institutions internationales à la fin des années 80, notamment l'OCDE, et qui ont fait la preuve de leur échec. Je pense à tous ces slogans qui ont été et continuent d'être assénés : «rendre le travail payant», «responsabiliser les chômeurs», «en finir avec l'Etat-providence tel que nous le connaissons», «diminuer la rigueur de la protection de l'emploi»… qui ont été à l'origine des politiques de remise en cause des dispositifs de lutte contre la pauvreté aux Etats-Unis, de mise au travail des chômeurs au Royaume-Uni, des réformes Schröder en Allemagne… comme si les modèles sociaux et la juste rémunération du travail étaient coupables. Ces politiques ont gravement échoué, elles sont désormais pointées du doigt par tout le monde, y compris l'OCDE et le FMI, car elles ont provoqué une incroyable explosion des inégalités ainsi qu'un profond sentiment d'insécurité et d'injustice, qui explique en partie la formation du mouvement des gilets jaunes.

Nous sommes donc face à une double urgence : sociale et écologique. Nombreux étaient les textes ces dernières années qui expliquaient comment une transition juste pouvait être organisée pour nous permettre de sortir «en même temps» de la crise écologique et de la crise sociale, en mettant la résolution de l'une au service de l'autre. Il aurait fallu concevoir un vaste programme d'investissements publics dans la transition écologique et sociale, que nous avions chiffré dans notre livre, après d'autres, à plus de 20 milliards par an pendant dix  ans. Il aurait permis de changer d'état (c'est bien ce qu'indique le terme de transition, il faut passer d'un état de la société à un autre) en prenant en compte les résistances légitimes et les angoisses des personnes directement touchées par les politiques de lutte contre le changement climatique et les risques réels pesant sur elles : il n'y a aucune raison que les plus modestes, ceux qui sont dépendants de l'automobile, ceux qui travaillent dans les industries extractives, bref ceux qui contribuent aux émissions de gaz à effet de serre, soient ceux qui supportent le coût de la transition. C'est sur cela que la Confédération syndicale internationale, qui a la première utilisé cette notion de «transition juste», insistait à très juste titre.

Mais les différents travaux consacrés à ces questions n’ont pas été suivis. Comme d’habitude, ce sont les seules considérations budgétaires qui ont prévalu, sans que les universitaires ou les différents ministères, qui ont perdu de plus en plus leurs experts et leur poids face à Bercy, puissent attirer l’attention sur les risques d’une transition oublieuse de sa dimension sociale. C’est une des graves conséquences de la monopolisation de l’expertise par les économistes et de la séparation entre les services de l’Etat et les universitaires.

Le temps presse. La situation insurrectionnelle dans laquelle nous nous trouvons ne peut perdurer. Il faut que le Président prenne des mesures urgentes pour montrer que le problème de la cohésion sociale est prioritaire et pour avancer vers la résolution conjointe de la question écologique et de la question sociale. Un des points importants sera de montrer que nous sommes tous dans le même bateau, riches et pauvres, et que la souffrance infligée aux plus modestes d’entre nous par l’insolente richesse des gagnants doit être calmée par des mesures, y compris hautement symboliques, telles que le retour de l’ISF, une nouvelle tranche d’impôt sur le revenu, une nouvelle taxe sur l’héritage ou l’affichage d’un écart maximal de revenus.

En 1945, conformément au programme du Conseil national de la Résistance, la Sécurité sociale était mise en place pour exprimer et promouvoir la réconciliation de la société avec elle-même : «Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l'incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d'infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction entre les possédants sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse à tout instant la menace de la misère.» C'est aujourd'hui un programme équivalent qui doit être mis en place pour entraîner toute la société dans l'indispensable transition. C'est cela que j'aimerais dire au président de la République. C'est cela que je voudrais qu'il entende.