Tribune. Il y a beau temps que le mot «francophonie» ne désigne plus la défense frileuse ou agressive (c'est tout un) de la langue française. Mais une réalité : plus d'une langue – puisque partout où il est parlé, le français coexiste toujours avec une ou plusieurs autres langues. Et un projet : la valorisation de la pluralité, puisqu'à partir du commun dénominateur de la langue française, la diversité est l'objet même de son organisation institutionnelle.
C’est à cette francophonie-là que les mesures prises par antiphrase sous le nom de «Bienvenue en France» pour l’accueil des étudiants étrangers va porter un coup fatal, dans la mesure où l’augmentation spectaculaire des frais d’inscription dans les universités françaises imposée désormais aux étrangers d’origine non européenne risque de réduire drastiquement le nombre d’étudiants en provenance du Maghreb, d’Afrique francophone ou d’Haïti, incapables d’assumer des droits multipliés par seize.
L’effet d’éviction est déjà spectaculaire : dans certaines universités, les demandes d’admission en première année de licence pour la rentrée prochaine diminuent de moitié par rapport à l’an dernier. Et ne croyons pas que les doctorants, heureusement exonérés de ces augmentations, n’en seront pas affectés à terme, puisque la plupart d’entre eux ont déjà suivi un cursus de licence ou de master dans la même université – où ils ne viendront plus.
Ce n’est pas le doublement des bourses qui permettra à l’avenir d’accompagner la totalité de ceux qui souhaitent étudier en France, et plus généralement les étudiants francophones issus d’autres continents. Or c’est cette population qui est majoritairement accueillie en France pour ses études supérieures, puisqu’elle maîtrise suffisamment le français pour considérer cette langue comme le vecteur naturel de la transmission des savoirs. Gageons que l’introduction – qui ne peut être que partielle – d’enseignements en anglais en France ne modifiera pas en profondeur cette situation.
En proposant pour l’accueil des étudiants étrangers un système hybride de «droits différenciés», «Bienvenue en France» réussit ce tour de force : faire de l’université française une université payante pour les ressortissants de pays «pauvres», puisqu’à l’exception de ceux qui bénéficieront sur critères sociaux de bourses d’excellence, les étudiants issus du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou d’Haïti devront payer des droits d’inscription seize fois plus élevés que les autres.
Et gratuite (ou quasi gratuite) pour les ressortissants de pays «riches» – c’est-à-dire pour les Français, les Européens (auxquels il faut ajouter les Suisses et les Québécois en raison d’accords bilatéraux) – gratuite pour les ressortissants de pays riches, si l’on excepte les étudiants qui, émanant de pays tiers (la Chine, l’Inde…), seront, eux, appelés à assumer les «nouveaux frais différenciés».
C’est à ces derniers que les promoteurs de ce dispositif espèrent faire porter la charge de contribuer à résorber le sous-financement endémique de notre système universitaire, au prix d’un reniement des principes qui le caractérisaient jusqu’ici : un accueil universaliste, témoignant d’une nécessaire solidarité avec les pays qui ont la langue française en partage.
Quant à laisser les universités françaises libres de décider d’éventuelles exonérations, cela ne fera qu’ajouter à l’inégalité de traitement des étudiants une inégalité territoriale entre établissements, si – comme tout le laisse penser – l’incitation à accroître les ressources propres des établissements est le signal, au mieux d’une stagnation, et au pire d’un désengagement à venir dans le financement par l’Etat du service public de l’enseignement supérieur.
Mais au nom de quelle politique pourrions-nous accepter qu’un étudiant marocain, sénégalais ou haïtien doive payer en France des droits d’inscription seize fois plus élevés qu’un étudiant belge, suisse ou québécois ? Comment imaginer qu’ils puissent coexister, sans un sentiment profond d’injustice, dans les amphithéâtres d’un pays qui a fait de l’égalité des droits le maître-mot de son organisation sociale ?
Si la France occupe pour l’accueil des étudiants étrangers la quatrième position à l’échelle mondiale et la première hors pays anglophones, c’est aussi parce qu’elle ne s’inscrit pas dans le système libéral anglo-saxon et qu’elle apparaît comme un contre-modèle, abordable et de qualité, comme le montre parfaitement le baromètre de Campus France sur l’image et l’attractivité de la France.
Nous ne croyons pas un seul instant que la valeur d’un cursus se mesure au prix auquel il est proposé, tout en trouvant légitime de prendre en compte son coût pour la collectivité. Il est de notoriété publique que le financement du système français est insuffisant : la France dépense 14 000 euros par étudiant en moyenne, alors que la Suède lui en consacre 21 000.
C’est l’argent du contribuable français, certes, et c’est à lui, a priori, que doit profiter en priorité cet argent, mais l’argument par l’impôt a ses limites : au nom de quoi faudrait-il réserver prioritairement son affectation – en dehors des Français (bien sûr, qui y ont naturellement droit) – aux Européens et aux francophones du Nord, qui ne paient pas plus que ceux du Sud l’impôt national en France ?
Monsieur le président de la République, le message de sélection par l’argent fera, pour l’image de la France dans l’espace francophone, des dégâts plus considérables encore que le message porté naguère par la promotion de l’anglais dans l’enseignement supérieur. La scandaleuse antiphrase de «Bienvenue en France» ne peut pas devenir le mot d’ordre des universités. Renoncez à un dispositif illisible, inéquitable dans son principe et discriminant dans ses modalités d’application. Mais si vous tenez vraiment à faire payer les étudiants «riches» du Koweït, de Chine ou de Singapour, sauvez du moins ce qui peut – et doit – l’être : exemptez les ressortissants des pays francophones des augmentations prévues !