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Chronique «Economiques»

Loi contre le voile à l’école : l’heure des bilans

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Deux chercheuses de Stanford se sont penchées sur la loi de 2004. Selon leurs conclusions, l’autonomie des jeunes filles en aurait été réduite.
Une jeune femme voilée manifeste, le 17 janvier 2004 à Paris, lors d'un rassemblement pour protester contre le projet de loi qui prévoit d'interdire le voile à l'école. (Photo Jean-Pierre Muller. AFP)
publié le 18 mars 2019 à 19h16

S’il est un domaine de l’analyse économique qui a connu récemment de fortes évolutions que l’on peut sans ambiguïté qualifier de progrès des connaissances, c’est bien celui de l’analyse quantitative de l’impact des politiques publiques. L’accès facilité à de nombreuses données, couplé au développement de méthodes économétriques adaptées à ces données, permet d’aborder de plus en plus de questions d’un point de vue résolument empirique. L’attention porte sur la manière d’identifier des relations causales, permettant d’attribuer les changements observés à la loi dont on étudie l’impact ; pour viser cet objectif, les chercheurs tentent de définir deux groupes d’individus, un groupe dit «test» ayant été affecté par la loi, et un autre dit «groupe de contrôle» n’ayant pas été concerné ; si les modifications de comportement ou de situation sont différentes au sein des deux groupes, on peut soupçonner que ces différences sont bien dues à la loi.

Ces méthodes quantitatives diffusent au-delà de l’analyse de questions strictement économiques ; en particulier, la science politique s’en empare de plus en plus. C’est ainsi que deux chercheuses de Stanford se sont penchées sur la loi de 2004 interdisant le port du voile, ou d’autres symboles religieux, à l’école. Rappelons qu’à l’époque, cette loi avait été votée par une très forte majorité de 494 voix, seuls 36 députés s’y étant opposés (dont les députés communistes et quelques voix de poids mais isolées comme Christiane Taubira). L’intention était sans doute bonne, cette loi étant supposée protéger les jeunes filles contre des pressions de leur entourage leur imposant le port du voile. Quinze ans plus tard, il est possible d’analyser ses effets réels sur les résultats scolaires, et sur le parcours professionnel après la sortie de l’école.

L'article mobilise deux grandes enquêtes françaises (1). L'enquête emploi permet d'analyser les trajectoires éducatives et professionnelles des personnes nées avant 1984 et après. Et de distinguer deux groupes de jeunes filles, toutes nées en France : le groupe test est composé de celles dont le père est né au Maghreb ou au Moyen-Orient, dont la probabilité est forte qu'elles aient été élevées dans la religion musulmane et, pour certaines d'entre elles, affectées par l'interdiction du port du voile ; le groupe contrôle est composé de celles dont le père est né dans d'autres régions du monde à la population musulmane moins importante. Ces groupes sont imparfaits, mais en France très peu d'enquêtes renseignent la religion des personnes interrogées. Les données montrent cependant que si, jusqu'en 2004, le taux d'obtention du bac était plus faible pour les jeunes filles du premier groupe, il augmentait régulièrement et tendait à se rapprocher de celui de la population générale ; mais ce taux baisse brutalement pour les jeunes filles d'origine musulmane nées après 1984, et donc encore scolarisées lorsque la loi fut mise en application.

Exploitant l’enquête Trajectoires et Origines (TeO), l’une des très rares enquêtes françaises qui interroge les personnes sur leur religion, les auteures montrent également que le nombre de jeunes filles déclarant avoir été victimes de racisme ou de discrimination s’est accru, que la confiance dans l’école a diminué, et que le sentiment d’identité nationale s’est accru, les jeunes enquêtées déclarant un attachement plus fort au pays d’origine, mais aussi, ce qui peut sembler paradoxal, à leur identité française. En poussant chacune à se définir selon cette dimension, la loi pourrait avoir contribué à renforcer l’importance de la question identitaire, et encouragé une forme de polarisation. Quant aux différences de parcours à l’âge adulte entre celles assez âgées pour avoir échappé à la loi et celles qui y ont été confrontées, elles sont importantes et vont toutes dans le même sens : les secondes sont plus souvent inactives, ont davantage d’enfants, vivent plus souvent chez leurs parents, et exercent moins fréquemment un emploi.

D’autres études devront reprendre ces analyses, appliquer des méthodes statistiques complémentaires ou s’appuyer sur d’autres données, pour que ces résultats puissent être solidement validés ; s’ils se confirment, ils montrent que, loin d’avoir contribué à l’émancipation de ces jeunes filles, l’interdiction du voile à l’école a bien au contraire réduit, et de manière durable, leur autonomie.

(1) Aala Abdelgadir et Vasiliki Fouka «Political Secularism and Muslim Integration in the West : Assessing the Effects of the French Headscarf Ban», document de travail, Stanford University, janvier. A lire sur : https://vfouka.people.stanford.edu/sites/g/files/sbiybj4871/f/abdelgadirfoukajan2019.pdf

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Iona Marinescu.