Le spectacle des violences, des dégradations et des pillages produit samedi par la manifestation des gilets jaunes sur les Champs-Elysées impose au monde entier l'image d'une France déchirée, convulsive, irascible, viscéralement instable. Cette image tourne inlassablement sur les chaînes d'information en continu et sur les réseaux sociaux de toute la planète. La «plus belle avenue du monde» proie des casseurs, des vandales et des incendiaires devient la parabole de la France au XXIe siècle. La démocratie implique, certes, des oppositions, des contradictions, des confrontations. Ici, les fractures sont cependant bien plus brutales, bien plus profondes que dans la plupart des pays occidentaux. Depuis une génération, elles ne cessent de se creuser, de s'aggraver. De président en président, tout se passe comme si les formes classiques du combat politique et social s'épuisaient, comme si les alternances ne réglaient plus rien, comme si un démembrement de la société se produisait : comme si la France devenait des France, antagonistes et incapables de se parler, voire de se comprendre. Le consensus n'a jamais été une spécialité tricolore mais rarement les fractures ont été aussi nettes. Le dégagisme électoral de 2017 n'a été que la représentation politique d'une France en miettes.
Le phénomène des gilets jaunes, une forme de protestation sociale totalement inédite, d’une durée imprévue, signe le soulèvement symbolique ou violent, d’une catégorie modeste de la population, celle à qui l’emploi et le travail ne garantissent plus un niveau de vie acceptable, celle pour qui l’avenir a des allures de nuages funestes, celle qui se sent délaissée, ignorée, méprisée. C’est la France des «petits Blancs» pour qui mondialisation, Europe et nouvelles technologies sont autant de portes qui se ferment. Une France périphérique qui se sent marginalisée et se laisse tenter par une forme de sécession intérieure. Rien à voir avec une autre France, celle des «quartiers», des zones sensibles où règnent l’insécurité, le chômage, où menace fortement une communautarisation qui représente, elle aussi mais sur des critères opposés, une forme de sécession intérieure. Cette France-là, où sont nombreux les petits-fils de travailleurs immigrés et où prospère l’islamisme, elle est restée absente des ronds-points et des manifestations. Différente et vivant autrement ses propres problèmes. Isolée.
La France du «grand débat», elle, se situe loin de ces deux France-là. Le grand débat, c'est avant tout la France des inclus, la France des diplômés, la France qui change, qui s'adapte, qui avance. Pas seulement la France des privilégiés ou des citoyens aisés, heureusement : dans les petites mairies rurales, on s'intéresse, on propose, on revendique, on s'exprime. Ce qui ressort déjà du grand débat, c'est une revendication d'équité sociale et fiscale, de pouvoir d'achat et de participation des citoyens. Mais ce n'est pas une France qui s'éloigne, se referme sur elle-même, désespère mais au contraire une France qui croit qu'on peut réformer, améliorer, soigner efficacement une société malade. Une autre France, diverse mais constructive. Ce même samedi 16 mars, qui laissera sa trace dans l'histoire de la Ve République, on a vu également une quatrième France, infiniment plus nombreuse et pacifique que celle des Champs-Elysées, défiler pour participer à la «Marche du siècle», pour défendre l'urgence d'une politique de transition énergétique plus ambitieuse et plus volontaire. Un autre visage de la France faisant écho aux manifestations des lycéens et des étudiants la veille, également sans violence, sur des thèmes convergents. Une France qui veut préserver l'avenir, changer le rythme et l'ampleur de l'action écologique du gouvernement, un thème peu présent sur les ronds-points et assez discret dans le grand débat. A ces quatre France-là, il faut encore ajouter la césure désormais classique mais se creusant entre la France dynamique des métropoles, accaparant les ressources, et la France, statique malgré elle, des territoires. Une dichotomie qui aiguise les rancœurs et les antagonismes. A quoi on peut encore ajouter la frontière radicale entre les super-riches et l'ensemble de la société ou bien la fracture entre la France diplômée et qualifiée et la France moins bien formée ou victime des métamorphoses technologiques. Au total, bien au-delà des oppositions classiques entre gauche et droite, entre classes sociales, l'émergence de France qui s'éloignent les unes des autres, de France dont les intérêts et les avenirs s'opposent, de France qui, faute d'un projet de société commun, préparent une République éclatée.