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Irène Frain: «La trace est constitutive de nos histoires, individuelles et collectives»

Voyage en terres d'ethnologie avec le Quai Branlydossier
A l’occasion du précédent week-end ethnologique du musée du quai Branly, la romancière donnait une conférence consacrée aux indices laissés par les personnages auxquels elle s’intéresse dans ses récits.
Irène Frain est l'auteure du roman "Marie Curie prend un amant" (Seuil 2015). (Thierry Ehrmann / Flickr)
publié le 21 mars 2019 à 13h18
(mis à jour le 21 mars 2022 à 18h50)
Romancière et historienne, Irène Frain ne cesse de partir à la quête de traces de sa propre vie ou de celles des personnages historiques auxquels elle s’intéresse dans ses récits, qui prennent la forme d’enquête sur les lieux où ils ont vécu, dans leur comptabilité ou encore leurs actes d’état civil.
Article initialement paru le 21 mars 2019.
Vous allez donner une conférence sur les «traces». Pourquoi vous semblent-elles si importantes ?

Je crois qu’il est assez naturel que quelqu’un qui écrit des histoires soit fasciné par les traces : elles sont indispensables à l’Histoire – un mot qui étymologiquement veut dire «enquête». Nous sommes tous avides d’histoires, peut-être parce que nos vies nous semblent banales. Les traces excitent notre curiosité.

Comment analysez-vous les traces que vous réunissez pour écrire un livre?

Il faut partir du principe que le passé est aussi mouvant que le présent. Prenez la discussion que nous avons en ce moment: j’ignore ce que vous avez en tête et réciproquement. J’ignore aussi des choses de moi-même et je ne sais pas non plus ce qui se passe dans la rue d’à côté. Pour peu qu’on reconsidère cette situation plus tard, elle est susceptible d’être analysée avec de nouveaux critères. C’est cela qui m’intéresse —peut-être par volonté de sortir de la subjectivité. Ensuite, nous sommes tous faits de traces. C’est passionnant de les retrouver, même si on ne sait pas toujours comment s’y prendre, ou qu’on risque de considérer certaines traces comme dénuées d’importance. Dans un monde de plus en plus dominé par l’instantanéité et la fugacité extrême, où la vélocité semble le mode le plus achevé de l’existence, je trouve rassurant d’être conscient de l’importance des traces et de les rechercher. Cela vous arrime mieux au réel.

Quel est votre rapport aux textes?

J’ai un respect profond pour le document. Quand je travaille sur les manuscrits, je m’aperçois qu’il faut plusieurs lectures avant de comprendre vraiment les situations ou les événements qui y sont relatés. On n’y arrive pas sans développer préalablement une vraie familiarité avec le personnage historique auquel on s’intéresse et son environnement, pour, ensuite, revenir au texte. J’aurais pu être juge d’instruction, je pense: après enquête, j’opère toujours un retour vers le texte, vers la trace initiale.

Romanciers, historiens, ethnologues peuvent-ils avoir le même rapport aux traces?

Les domaines ne se recoupent pas souvent, mais c'est possible. L'écrivain me paraît plus proche de l'anthropologue par son intérêt pour les comportements de l'humain, ce qui lui permet d'apporter des éclairages aux autres disciplines. Pour mon livre Marie Curie prend un amant (Seuil, 2015), j'ai voulu interroger un fait divers généré par des enjeux politiques: la révélation dans la presse en 1911 de la liaison de Marie Curie avec Paul Langevin, également scientifique, et par ailleurs soutien des dreyfusards. Cette campagne de presse visait à fragiliser les dreyfusards, pacifistes à la veille de la Grande Guerre, ce qui menaçait beaucoup d'intérêts financiers à qui un conflit serait très profitable. On ne pouvait pas attaquer directement les dreyfusards car beaucoup d'entre eux étaient de brillants intellectuels de la Sorbonne. On s'en est donc pris Marie Curie, qui n'était pas ouvertement engagée dans leur camp, proie plus facile: femme, d'origine étrangère, scientifique qui avait brisé un tabou en s'illustrant dans un domaine jusque-là réservé aux hommes. Tout était réuni pour un lynchage médiatique. Or, après la guerre de 14, la construction d'une «image sainte» de Marie Curie a conduit à occulter cette histoire et les traces qui s'y rattachent. Mon enquête n'est pas à proprement parler celle d'une historienne, mais repose tout de même sur des limites et sur une méthode. La limite: ne pas franchir la porte de la chambre à coucher. La méthode: trouver des traces parlantes et sûres. Or Marie Curie a détruit la quasi-totalité de sa correspondance avec Langevin. En revanche, j'ai pu analyser sa comptabilité et constater des anomalies dans les routines de dépenses pendant la période de sa liaison, notamment pour les déplacements et l'achat de vêtements. J'ai ainsi mis à jour toute une série de traces, que la figure «officielle» de Marie Curie ne portait plus.

Cette méthode rigoureuse semble vous rapprocher plus de l’historienne que de la romancière.

Un historien s'interdit de «faire vivre» l'histoire à partir des sources. Encore faut-il qu'il y en ait. Quand on m'a proposé de reconstituer la vie des esclaves abandonnés en 1761 par un navire de la Compagnie française des Indes orientales après son naufrage sur l'île déserte de Tromelin, j'ai refusé, faute de traces solidement interprétables. Comment s'abandonner à des fantasmes sur des faits atroces dont on ne savait presque rien? Question de respect pour les victimes. Puis on m'a fait part de l'existence de deux traces du naufrage, un manuscrit probablement rédigé par le lieutenant, et un autre par l'écrivain de bord. Ils étaient très circonstanciés et par ailleurs, divergeaient. Deux points de vue, cela devenait intéressant! Mais j'ai aussi demandé à aller sur l'île: sinon, comment comprendre comment on était arrivé à cet abominable abandon? Le livre que j'en ai tiré, Les naufragés de l'île Tromelin (Michel Lafon, 2009), est mi-fiction, mi-reconstitution, avec une part d'enquête sur les documents qui n'avait jamais été menée.

Dans vos romans autobiographiques, vous évoquez aussi des traces invisibles. De quoi s’agit-il?

Ce sont les traces psychiques dont on parle, par exemple, dans le cas des sévices psychologiques. Des «cicatrices intérieures», qui peuvent se rouvrir à tout moment et générer des états dépressifs, mais aussi parfois à des délits ou des crimes. En ce qui me concerne, j’ai cru que je les avais effacées. C’est là qu’un analyste m’a dit que nous sommes faits de traces. Sur le coup, j’ai eu du mal à admettre cette idée, pourtant si évidente, que la trace est constitutive de nos histoires, individuelles et collectives. Quand on écrit des histoires, c’est qu’on se sait, plus ou moins consciemment, porteur de traces. Ces traces révèlent quelque chose de notre passé comme les sillons du laboureur à la surface de la terre. D’ailleurs, le mot «trace» vient du latin «trahere», qui évoque le sillage de la charrue.

Pourquoi mettre en avant la place des femmes en tant que chercheuses, comme le fait ce week-end le Quai Branly, vous semble-t-il toujours nécessaire aujourd’hui?

Le grand public perçoit souvent l’ethnologue comme un aventurier. Mais rappelons que le «terrain» de l’ethnologue peut être la France, Paris, les habitants du quartier où nous parlons! L’importance capitale de grandes figures comme celle de Lévi-Strauss peut aussi conduire à reléguer au second plan le travail des femmes ethnologues. Enfin il arrive que les ethnologues masculins soupçonnent leurs consœurs d’analyser les sociétés à travers un prisme féministe, donc des catégories d’analyse supposées discutables. Mais on peut aussi dire que l’ethnologue masculin aura parfois tendance à analyser une société à travers les filtres de la domination masculine. Il serait intéressant d’étudier avec les méthodes de l’ethnologie les rapports entre les genres dans la communauté des ethnologues!

Vous allez donner une conférence sur les «traces». Pourquoi vous semblent-elles si importantes ?

Je crois qu'il est assez naturel que quelqu'un qui écrit des histoires soit fasciné par les traces : elles sont indispensables à l'Histoire - un mot qui étymologiquement veut dire "enquête". Nous sommes tous avides d'histoires, peut-être parce que nos vies nous semblent banales. Les traces excitent notre curiosité.

Comment analysez-vous les traces que vous réunissez pour écrire un livre ?

Il faut partir du principe que le passé est aussi mouvant que le présent. Prenez la discussion que nous avons en ce moment : j'ignore ce que vous avez en tête et réciproquement. J'ignore aussi des choses de moi-même et je ne sais pas non plus ce qui se passe dans la rue d'à côté. Pour peu qu'on reconsidère cette situation plus tard, elle est susceptible d'être analysée avec de nouveaux critères. C'est cela qui m'intéresse peut-être par volonté de sortir de la subjectivité. Ensuite, nous sommes tous faits de traces. C'est passionnant de les retrouver, même si on ne sait pas toujours comment s'y prendre, ou qu'on risque de considérer certaines traces comme dénuées d'importance. Dans un monde de plus en plus dominé par l'instantanéité et la fugacité extrême, où la vélocité semble le mode le plus achevé de l'existence, je trouve rassurant d'être conscient de l'importance des traces et de les rechercher. Cela vous arrime mieux au réel.

Quel est votre rapport aux textes ?

J'ai un respect profond pour le document. Quand je travaille sur les manuscrits, je m'aperçois qu'il faut plusieurs lectures avant de comprendre vraiment les situations ou les événements qui y sont relatés. On n'y arrive pas sans développer préalablement une vraie familiarité avec le personnage historique auquel on s'intéresse et son environnement, pour, ensuite, revenir au texte. J'aurais pu être juge d'instruction, je pense : après enquête, j'opère toujours un retour vers le texte, vers la trace initiale.

Romanciers, historiens, ethnologues peuvent-ils avoir le même rapport aux traces ?

Les domaines ne se recoupent pas souvent, mais c'est possible. L'écrivain me paraît plus proche de l'anthropologue par son intérêt pour les comportements de l'humain, ce qui lui permet d'apporter des éclairages aux autres disciplines. Pour mon livre Marie Curie prend un amant (Seuil, 2015), j'ai voulu interroger un fait divers généré par des enjeux politiques: la révélation dans la presse en 1911 de la liaison de Marie Curie avec Paul Langevin, également scientifique, et par ailleurs soutien des dreyfusards. Cette campagne de presse visait à fragiliser les dreyfusards, pacifistes à la veille de la Grande Guerre, ce qui menaçait beaucoup d'intérêts financiers à qui un conflit serait très profitable. On ne pouvait pas attaquer directement les dreyfusards car beaucoup d'entre eux étaient de brillants intellectuels de la Sorbonne. On s'en est donc pris à Marie Curie, qui n'était pas ouvertement engagée dans leur camp, proie plus facile: femme, d'origine étrangère, scientifique qui avait brisé un tabou en s'illustrant dans un domaine jusque-là réservé aux hommes. Tout était réuni pour un lynchage médiatique. Or, après la guerre de 14, la construction d'une «image» sainte" de Marie Curie a conduit à occulter cette histoire et les traces qui s'y rattachent. Mon enquête n'est pas à proprement parler celle d'une historienne, mais repose tout de même sur des limites et sur une méthode. La limite: ne pas franchir la porte de la chambre à coucher. La méthode: trouver des traces parlantes et sûres. Or Marie Curie a détruit la quasi-totalité de sa correspondance avec Langevin. En revanche, j'ai pu analyser sa comptabilité et constater des anomalies dans les routines de dépenses pendant la période de sa liaison, notamment pour les déplacements et l'achat de vêtements. J'ai ainsi mis à jour toute une série de traces, que la figure «officielle» de Marie Curie ne portait plus.

Cette méthode rigoureuse semble vous rapprocher plus de l’historienne que de la romancière.

Un historien s'interdit de «faire vivre» l'histoire à partir des sources. Encore faut-il qu'il y en ait. Quand on m'a proposé de reconstituer la vie des esclaves abandonnés en 1761 par un navire de la Compagnie française des Indes orientales après son naufrage sur l'île déserte de Tromelin, j'ai refusé, faute de traces solidement interprétables. Comment s'abandonner à des fantasmes sur des faits atroces dont on ne savait presque rien ? Question de respect pour les victimes. Puis on m'a fait part de l'existence de deux traces du naufrage, un manuscrit probablement rédigé par le lieutenant, et un autre par l'écrivain de bord. Ils étaient très circonstanciés et par ailleurs, divergeaient. Deux points de vue, cela devenait intéressant ! Mais j'ai aussi demandé à aller sur l'île: sinon, comment comprendre comment on était arrivé à cet abominable abandon? Le livre que j'en ai tiré, Les naufragés de l'île Tromelin (Michel Lafon, 2009), est mi-fiction, mi-reconstitution, avec une part d'enquête sur les documents qui n'avait jamais été menée.

Dans vos romans autobiographiques, vous évoquez aussi des traces invisibles. De quoi s’agit-il ?

Ce sont les traces psychiques dont on parle, par exemple, dans le cas des sévices psychologiques. Des «cicatrices intérieures», qui peuvent se rouvrir à tout moment et générer des états dépressifs, mais aussi parfois à des délits ou des crimes. En ce qui me concerne, j'ai cru que je les avais effacées. C'est là qu'un analyste m'a dit que nous sommes faits de traces. Sur le coup, j'ai eu du mal à admettre cette idée, pourtant si évidente, que la trace est constitutive de nos histoires, individuelles et collectives. Quand on écrit des histoires, c'est qu'on se sait, plus ou moins consciemment, porteur de traces. Ces traces révèlent quelque chose de notre passé comme les sillons du laboureur à la surface de la terre. D'ailleurs, le mot «trace» vient du latin «trahere», qui évoque le sillage de la charrue.

Pourquoi mettre en avant la place des femmes en tant que chercheuses, comme le fait ce week-end le Quai Branly, vous semble-t-il toujours nécessaire aujourd’hui ?

Le grand public perçoit souvent l’ethnologue comme un aventurier. Mais rappelons que le « terrain» de l’ethnologue peut être la France, Paris, les habitants du quartier où nous parlons ! L’importance capitale de grandes figures comme celle de Lévi-Strauss peut aussi conduire à reléguer au second plan le travail des femmes ethnologues. Enfin il arrive que les ethnologues masculins soupçonnent leurs consoeurs d’analyser les sociétés à travers un prisme féministe, donc des catégories d’analyse supposées discutables. Mais on peut aussi dire que l’ethnologue masculin aura parfois tendance à analyser une société à travers les filtres de la domination masculine. Il serait intéressant d’étudier avec les méthodes de l’ethnologie les rapports entre les genres dans la communauté des ethnologues!

Et sur Libération.fr, notre rubrique Voyage en terres d’ethnologie