Réalise-t-on des films au Bhoutan? Et en Indonésie, au Kenya, au Népal, en Algérie, en Géorgie? Oui. La programmation des salles obscures européennes peine à en rendre compte, pourtant on produit toujours plus de longs métrages dans des contrées absentes jusqu’à récemment de la carte du monde de la cinéphilie.
L’origine des films en compétition à Cannes (10 ans, 203 films)
Or, si l'un des rôles du cinéma est de rendre compte de l'état du monde et de ses dynamiques, comment ignorer, ou presque, des pays représentant plus de 80% de la population mondiale? On en parlait il y a trois ans, la sélection cannoise témoigne d'un Occident qui rechige à s'intéresser aux productions culturelles émanant du reste du monde: sur la Croisette, la France et les États-Unis fournissent plus du tiers des films en compétition. Le festival le plus connu du monde échappe – heureusement – en partie aux logiques de rentabilité présidant à l'offre américano-centrée des multiplex. Il n'en demeure pas moins pris dans des rapports de force et reproduit, inévitablement, les logiques de domination économique et culturelle du monde contemporain.
Rebattre la carte du monde du cinéma
À l’inverse, le FIFF profite de son relatif anonymat pour jouer à plein son rôle : découvrir et faire découvrir. Et surtout naviguer au-delà des horizons qui bornent le regard occidental, au-delà des frontières que trace notre esprit au gré de ce qu’Edward Said appelait nos «géographies imaginaires».
L’origine des films en compétition à Fribourg (10 ans, 120 films)
Soudain, un cinéma d’Asie du Sud, d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine, mais aussi du Caucase, du Proche-Orient ou d’Asie centrale, devient non plus l’exception mais la norme, dessinant une géographie du cinéma inédite.
Cette année, le Mexicain The Good Girls (Las Niñas Bien) remporte le Grand Prix. La réalisatrice Alejandra Márquez Abella y brosse un portrait grinçant de la bourgeoisie mexicaine au début des années 1980, dont le vernis craque sous les coups de la crise économique. Écho tragique aux femmes mexicaines enfermées dans leurs villas avec piscine, le Prix spécial du jury et le Prix du public reviennent à Compañeros. Le film d'Álvaro Brechner s'attache au destin de trois prisonniers politiques sous la dictature militaire uruguayenne, entre 1973 et 1984, dont le futur président Jose Mujica. Le troisième film primé, qui récolte le Prix de la critique, parle aussi d'enfermement, celui des employé·e·s d'un complexe hôtelier de Charm el-Cheikh. Dans Dreamaway, l'Égyptien Marouan Omara et l'Allemande Johanna Domke filment le vide et l'ennui, alors que les touristes se font rares et que le décor en toc ressemble de plus en plus à d'improbables ruines.
Nouveaux territoires
Le public suisse a pu continuer ce tour du monde en passant par l’Afghanistan, le Bhoutan, le Chili, la Chine, la Corée du Sud, la Syrie, l’Ukraine et le Vietnam. Dépaysant.
Et comme si les 12 films de la compétition internationale ne suffisaient pas, le FIFF prospecte activement de «nouveaux territoires». En 2012, Thierry Frémaux – programmateur à Cannes : la boucle est bouclée – souffle au nouveau directeur artistique du FIFF, Thierry Jobin, l'idée d'une section qui explorerait «les endroits où on ne va pas». Depuis, Fribourg a creusé, entre autres, du côté du Bangladesh, de l'Ouzbékistan, de Madagascar.
Un rôle de prospection d’autant plus justifié à l’aune des évolutions techniques des dernières années. Comme le rappelle Thierry Jobin, «le numérique a ouvert un nombre de territoires incroyable».