L’inégalité est utile à l’économie. Au nom de cette thèse, on a justifié, pour l’essentiel, les politiques menées dans le monde depuis les années 80. L’inégalité récompense les meilleurs : ainsi motivés, ceux-ci font progresser par leur habileté et leur énergie l’ensemble du corps social. C’est le credo de tous les libéraux, qui stigmatisent impôts et redistribution, et le fondement, en France, de la rhétorique des «premiers de cordée» chère au président Macron.
Bien sûr, nombre d'économistes critiques se sont employés à la réfuter, de manière polémique ou académique, souvent à l'aide d'ouvrages pesants ou bien, au contraire, cursifs et engagés. C'est à un exercice différent que se livre James K. Galbraith, professeur américain respecté, dont les travaux sur la question lui ont valu le prix Leontief. Fils du grand Kenneth Galbraith, l'un des principaux économistes du XXe siècle, conseiller de Roosevelt, Kennedy et Johnson, James a choisi les mêmes engagements politiques. Il a soutenu la candidature de Bernie Sanders, héraut de la gauche démocrate. Mais il adopte cette fois une posture à la fois pédagogique et rationnelle, appuyée sur l'abondante littérature mondiale sur la question, pour publier un indispensable précis d'économie progressiste. Du coup, il éclaircit les idées du lecteur et, s'il rejette la vision de la droite libérale, corrige aussi certaines erreurs de la pensée de gauche.
Première constatation, qui devrait avoir la force de l’évidence, mais que les idéologues du laissez-faire évitent soigneusement : à niveau de développement comparable, ce ne sont pas les pays les plus inégalitaires qui réussissent le mieux. En Europe, les pays du Nord, dotés d’amples mécanismes redistributifs, ont un niveau de vie moyen supérieur à ceux des pays plus au sud du continent. Leur taux de chômage est bas et leurs performances à l’exportation remarquables. On peut aussi faire une comparaison dans le temps : depuis la mise en œuvre de politiques inégalitaires, dans les années 80, le taux de croissance des pays les plus riches a plutôt décru. Autrement dit, la réussite économique est parfaitement compatible avec un taux de prélèvement élevé, principal moyen de réduire les inégalités. Voilà qui apporte de l’eau au moulin de la gauche.
Mais celle-ci a tendance à imputer au capitalisme, quelles que soient ses modalités, la montée des disparités entre les groupes sociaux. Erreur symétrique : en général, les inégalités ont tendance à se réduire en raison de la richesse moyenne d’un pays. Les pays riches étant plus capitalistes que les pays pauvres, difficile d’imputer tous les maux à ce système d’entreprise privée et de libre marché. Tout dépend de la manière dont il est régulé. On le constate en observant les progrès économiques des nations émergentes, qui s’en sont remises à l’économie de marché, tout comme la stagnation qui a frappé les pays communistes à partir des années 60 - et qui a conduit à leur chute - là où les inégalités avaient été réduites de manière draconienne.
En fait, c’est surtout la financiarisation du monde développé qui a accru les inégalités, en même temps que le recul des protections des travailleurs qui l’a accompagnée. James K. Galbraith confirme sur ce point les analyses de Thomas Piketty, tout en les nuançant : en moyenne, les inégalités ont atteint un pic dans les années 2000 et tendent à se modérer ensuite. Autrement dit, la concentration des patrimoines, incontestable, n’est pas une «loi d’airain» mais dépend aussi du comportement des pouvoirs publics et de quelques autres facteurs. Les rendements du capital financier sont supérieurs à la croissance (mécanisme de concentration des richesses) mais une politique fiscale adéquate (par exemple, une taxation des propriétaires) peut corriger la tendance. Solution égalitaire que le gouvernement français vient d’abandonner en supprimant l’impôt sur le capital financier, et que la gauche démocrate met maintenant en avant par la voix de Bernie Sanders et de plusieurs candidats ou candidats à la prochaine primaire.
Quels sont les autres moyens de réduire les inégalités ? James K. Galbraith les passe systématiquement en revue : l’éducation en est un, mais il est ambigu, dans la mesure où les systèmes éducatifs sont eux aussi inégalitaires ; la taxe Tobin sur les transactions financières, revendication mise en avant par une grande partie de la gauche ? Peu efficace, en raison de son rendement très faible. Finalement, James K. Galbraith arrive à une conclusion très «vieux monde» : c’est le développement de l’Etat-providence et la force du mouvement syndical qui forment les plus sûres garanties. Autrement dit, les institutions de «l’Etat social» à l’européenne, qu’on affecte souvent, y compris à gauche, de juger ringardes et passéistes. Il arrive que ce soient les vieilles recettes qui préparent le mieux l’avenir…