En 2015, Brian Grasso, un étudiant américain refuse
publiquement de lire le roman graphique (Fun Home, d'Alison Bechdel) qui figure au programme des cours qu'il
suit à l'université de Duke parce qu'il s'y trouve des scènes de sexe entre femmes. Dans un texte
publié par The Washington Post (25 août 2015), l'étudiant affirme que
cette «pornographie» entre en contradiction avec sa conviction qu'il existe «une
sacralité inhérente au sexe», conformément aux enseignements des apôtres
Paul et Matthieu. «Il estime que les professeurs auraient dû le "mettre en garde"
avant qu'il n'ait à découvrir l'horreur par lui-même.»
Revendications de sécurisation psychologique
Dans un essai intitulé La Dictature des identités
(sorti en mars 2018, chez Gallimard), le chercheur Laurent Dubreuil énumère plusieurs autres faits similaires et qui
témoignent, dit-il, d’une progressive érosion des valeurs de démocratie dans
les cultures occidentales : cela commence de façon anodine par des demandes
émanant d’étudiants qui réclament ce qu’ils appellent des trigger warnings,
c’est-à-dire des mises en garde destinées à les prévenir qu’ils risquent d’être
troublés, blessés, voire traumatisés par un contenu. «L’argument est toujours le même : les
professeurs devraient avertir leurs élèves de la présence de déclencheurs
potentiels dans les œuvres ou les idées qu’ils vont enseigner, ce qui
permettrait à qui le souhaite de ne pas ouvrir le livre, ni voir le film, ni contempler
le tableau, etc. La demande de mise en garde n’est pas d’abord une préparation
des esprits à un contenu «perturbant» mais comprend un droit de s’abstenir, par
avance et principe, de toute étude jugée possiblement non conforme à son
identité.» Si un étudiant afro-américain, par exemple, estime que des
photos d’esclaves pourraient le choquer, il est en droit de ne pas assister aux
cours d’histoire. Plus grave : si une femme estime qu’un tableau est offensant (Thérèse rêvant, de Balthus, par exemple),
il faut que ce tableau soit retiré du Musée.
iGen : après les Millenials, la génération
Internet
Brice Couturier (ex-professeur de sciences politiques), dans une formidable chronique sur France Culture, note que le phénomène date de 2013, avec l'arrivée massive de
la «génération Internet» dans les universités : celle des enfants surprotégés,
nés entre 1995 et 2012. «Habitués à ne communiquer, sur les réseaux sociaux,
qu'avec des individus qui leur ressemblent, partagent leurs
idées et leurs goûts, la différence, le dissensus, la contradiction les
laissent désemparés.»
S’appuyant sur les propos de deux psychologues –
Jonathan Haidt et Greg Lukianoff auteurs du livre The Coddling of the American Mind. How the Good
Intentions and Bad Ideas are setting up a Generation for Failure (Le
maternage de l’esprit américain : comment les bonnes intentions et de
mauvaises idées préparent une génération à l’échec) –, Brice Couturier
résume ainsi le problème : ces enfants ont grandi dans trois mensonges. 1) Le
mensonge de leur vulnérabilité. 2) Le mensonge de l’authenticité 3) Le mensonge
manichéen. Le mensonge de la vulnérabilité
Tout d’abord, rapporte Brice Couturier, «les
parents se sont exagérés la fragilité de leurs enfants» et les ont trop
couvé. Or il est essentiel, pour grandir, de «prendre des risques, se faire
mal et tirer les conséquences d’un échec», raconte Jonathan Haidt qui
compare les étudiants actuels à des enfants grandis en milieu aseptisé. Ils
n’ont aucun système de défense immunitaire contre la réalité. Pire : ils en
sont venus à se percevoir eux-mêmes comme faibles et sont donc, par effet
d’auto-suggestion, incapables de faire face à un point de vue différent (point
de vue qui pourrait soi-disant les «blesser»). Le mensonge de l’authenticité
L’autre problème, dit Brice Couturier, c’est qu’«on
leur a trop répété qu’ils devaient se fier à leurs impressions, protéger leur
susceptibilité, préserver leur authenticité. Personne ne les a prévenus que nos
jugements pouvaient être biaisés par nos émotions. Au contraire, leur éducation
les a habitués à considérer que leur vérité particulière devait être respectée
et jamais questionnée.» Dans son livre La Dictature des identités,
Laurent Dubreuil en donne un exemple précis : en 2015, lors d’une fête de
Halloween censée être «stigma-free» (sic), deux enseignants de Yale font aux
étudiants la recommandation suivante : «si vous voyez quelqu’un porter un
costume qui vous déplaît [si un garçon blanc se travestit en femme noire, par
exemple], dites-lui que vous désapprouvez son attitude (au lieu d’appeler la
police ou de chercher à interrompre la soirée).» Leur conseil cause un
scandale tel que les professeurs finissent par démissionner. «Mon papa sait qu’aux premières larmes, il doit
se taire»
Leur tort ? N'avoir pas tout simplement interdit les
déguisements susceptibles de choquer.
Une des étudiantes de Yale résume ainsi ce qu'elle
appelle son traumatisme : les enseignants auraient dû aménager la fête
comme «un "lieu sûr" (safe space) pour les personnes «de couleur». Pis,
lors d'une réunion de conciliation, l'un des enseignants «a cherché à
débattre, malgré les pleurs de certains participants». Mais, s'écrie
l'étudiante, «je ne [voulais] pas débattre; je [voulais] parler de ma
souffrance». Laurent Dubreuil conclut : «Derrière le comique
involontaire de la petite princesse qui veut qu'on l'écoute s'énonce un projet
fort précis : l'identité personnelle est le dépôt de l'identité collective,
dont l'intégrité est sacrée ; sa vulnérabilité est immédiate et immense, elle
requiert des protections formelles et une sécurité constante ; l'énoncé de sa
souffrance doit mettre fin à tout débat et, séance tenante, faire taire qui ne
partage point sa conformation.»
Le mensonge manichéen
Ces étudiants estiment qu’ils sont forcément du côté
du bien, puisqu’ils appartiennent à des minorités. Brice Couturier résume : «leur
manichéisme ne fait que refléter l’ambiance politique américaine actuelle,
terriblement polarisée depuis l’élection de Trump. Leur monde est composé de
bons et de méchants. Le juste combat, c’est “nous” contre “eux”.» Persuadés
qu’ils sont dans leur bon droit, ces nouveaux bigots militent donc avec ardeur
pour que les trigger warnings deviennent obligatoires dans
l’enseignement. Dès 2014, plusieurs articles sont publiés dans ce sens. Cela
commence avec celui d’un étudiant en lettres (Philip Wythe) qui considère qu’«étudier
les arts est une expérience émotionnellement éreintante». Et pour cause :
certains livres comportent «une imagerie monstrueuse, perturbante et horrible» qui, «souvent, sert de déclencheur de traumatisme».
Des avertissements inspirés du système de
protection des mineurs
Philip Wythe suggère donc la création de trigger
warnings. La description d'un cours portant sur Francis Scott Fitzgerald
indiquerait par exemple: Gatsby le Magnifique, suivi de «suicide»,
«violence domestique» et «scènes de violence explicites». De toute évidence,
Philip Wythe s'inspire (mais en a-t-il conscience ?) du système de
classification des films à l'usage des mineurs. Assimilant les étudiants
à des personnes encore trop immatures et trop fragiles, il suggère que celles
ne supportant pas des thèmes offensants («nudité», «langage cru», etc) aient la
possibilité de déterminer avec leurs enseignants des listes de substitution. «Un
an plus tard, un collectif estudiantin à Columbia avance une proposition
similaire dans la lettre ouverte "Nos identités sont importantes dans les cours du tronc commun"». Il s'agit d'empêcher la lecture des Métamorphoses d'Ovide.
Pourquoi ?
Pourquoi interdire Ovide à l’Université ?
Parce que ce livre –disent-ils– peut réveiller le
traumatisme d’élèves ayant subi des violences sexuelles. «Comme tant de
textes du canon occidental, [ce livre] est constitué d’un contenu qui offense
et déclenche [sic], et qui marginalise les identités des étudiant.e.s dans la
salle de cours. Ces textes, intimement liés aux histoires et aux récits de
l’exclusion et de l’oppression, peuvent être difficiles à lire et à discuter en
tant que survivant.e, personne de couleur, ou étudiant.e venant d’un milieu
socioprofessionnel peu élevé.» Laurent Dubreuil note que lorsque les
auto-proclamés vulnérables évoquent «la difficulté à parler d’un
texte littéraire en tant que victimes», ils oublient de mentionner que ce
même texte propose justement une reflexion sur la violence et une réponse à la notion de vulnérabilité. En fermeture des Métamorphoses se
trouvent notamment ces vers sublimes de Pythagore : «Ce que nous étions nous ne le
sommes pas / ni ne le serons demain».
«Attention, ouvrir un livre peut vous exposer à des idées nouvelles”
On pourrait s'en tenir là : se moquer et penser que les trigger warnings ne concernent que les campus anglo-saxons. Mais on les retrouve en Europe maintenant, et partout dans les Musées. L'explication psychologisante, qui reporte la faute sur des parents ayant
surprotégés leurs enfants est loin de suffire. Il y a un autre problème. La
suite au prochain article.
A LIRE : La Dictature des identités, Laurent Dubreuil, Gallimard, 21 mars 2018.
L'interdiction de la libre discussion sur les campus de Grande-Bretagne, chronique de Brice Couturier («le tour du monde des idées», France Culture, 03/04/2018)
Safe spaces : des étudiants qui ne supportent plus la contradiction chronique de Brice Couturier («le tour du monde des idées», France Culture, 16/11/2018)