Un vieillard que ses enfants poussent sans ménagement vers l’asile et dont la raison de vivre se résume à un petit chien, un directeur de collège qui harcèle une élève, des rackets entre jeunes et des chantages au smartphone, des travailleurs immigrés déracinés, des portables et des écrans vidéo omniprésents… Tout cela pourrait avoir pour cadre l’Europe occidentale ou la France.
En fait, nous sommes en Asie, entre la Chine et Singapour. On a pris l’habitude d’évoquer ces pays en termes de globalisation, de conquête de marché, de croissances spectaculaires, et d’associer la Chine aux ambitions mégalomanes des routes de la soie. Mais comment vit-on le quotidien dans cette partie du monde vouée à prendre la relève de l’Occident ?
Une rafale de films asiatiques nous livre quelques éléments de réflexion. Qu'ont de commun des œuvres aussi différentes que les Etendues imaginaires (Siew Hua Yeo, Singapour), les Eternels (Jia Zhangke, Chine), Un grand voyage vers la nuit (Bi Gan, Chine) ou encore An Elephant Sitting Still (Hu Bo, Chine) ?
S'y déploie une géographie humaine et sociale de la Chine et de ses voisins qui passe par des villes improbables, comme Datong dans la Chine du Nord, Kaili (500 000 habitants) dans la Chine subtropicale, ou des agglomérations à la croissance monstrueuse comme Singapour. Des villes noyées dans une brume de monoxyde de carbone (An Elephant Sitting Still) ou plongées dans la nuit, des chantiers surdimensionnés, des friches industrielles. Dans Un grand voyage vers la nuit, Bi Gan filme une ex-mine soviétique de «mercure aurifère», transformée en prison par le régime communiste et aujourd'hui abandonnée.
Le constat est sans appel : existences disloquées, précarisées, déglinguées, rapports détériorés au sein de la famille comme au sein du couple et de l'école, collégiens coincés entre chantages et trafics d'images, va-et-vient entre la mafia locale et le nouveau capitalisme sauvage (les Eternels), solitude d'êtres laissés à eux-mêmes ou qui ne vivent plus qu'entourés de fantômes (Un grand voyage vers la nuit)… Tous ces personnages évoluent dans des sociétés lancées à grande vitesse, désenchantées et polluées dans tous les sens du terme puisque la contamination est aussi bien celle du capitalisme par la pègre que de la pègre par le capitalisme (les Eternels).
Quelles échappatoires ? Toutes les réponses convergent. C'est la désillusion ou la loi du plus fort (ou de la plus forte) qui l'emportent. Pas de vestige du passé et pas trace de futur. A moins que ce ne soit celui dont nous parle un guide dans les Eternels : «Bientôt, tout ceci ne sera que ruines sous l'eau.» Comme si chaque cinéaste s'attachait à capturer une «société qui refuse de tendre la main à moins que ce ne soit pour faire tomber l'autre».
Dans le pays des grands idéaux communistes, l'unique espoir qui anime encore les protagonistes les plus lucides de An Elephant Sitting Still s'accroche à un prodige qu'on observe dans le zoo de la ville de Manzhouli dans la lointaine Mongolie intérieure : un éléphant figé en position assise, symbole de paix et d'immobilité, aux antipodes du monde chaotique et destructeur qui les assaille. A la fin du film, quatre d'entre eux prendront un bus de nuit pour retrouver cette créature semi-légendaire devenue leur seul lien avec la vie.
Autre option : le refus de la réalité, la fuite dans les labyrinthes de la mémoire et de la réminiscence, le virtuel ou l'onirique. Le travailleur insomniaque des Etendues imaginaires passe ses nuits scotché à un écran, plongé dans des jeux en ligne. On a le choix entre les paradis artificiels des cybercafés, qui dispensent quelques heures d'évasion virtuelle via jeux vidéo ou prostitution, et les concours de karaokés dans les bourgades fantômes comme dans Un grand voyage vers la nuit.
Comment interpréter ces témoignages ? Comme les effets d'une mondialisation galopante qui écrase les émotions et les sentiments ? Ou les conséquences d'une occidentalisation stérilisante qui ne laisserait plus aucune place à la reconstruction et s'enfoncerait dans le mimétisme grotesque évoqué par la chanson YMCA de Village People, explosant dans la lumière des néons d'un bouge sordide à Datong ?
Seule émerge dans ce paysage déprimé la bonne santé du cinéma asiatique. Non seulement il se porte bien mais il semble même avoir retrouvé une vitesse de croisière en alignant autant d’œuvres qui toutes partagent audace esthétique et audace sociale. Ces quatre films ne cessent de basculer entre la recherche formelle et le sujet de société, entre la représentation au vitriol et l’aspiration vers le mythe, entre la dénonciation des impasses d’un système social et le voyage onirique.
On n'oubliera pas le barrissement de l'éléphant qui éventre la nuit chinoise, comme on n'oubliera pas Hu Bo, le créateur de An Elephant Sitting Still, dont c'est le premier et le dernier film. Ni les apparitions lumineuses que nous offre Jia Zhangke ni les quelques minutes de rencontre et de fusion entre les ouvriers de Singapour. De quoi rappeler l'importance irremplaçable que conserve le cinéma d'auteur face à ses concurrents et la lucidité de ces regards asiatiques sur le monde contemporain. De quoi nous donner envie de jeter un œil sur cet ailleurs, un ailleurs sans doute plus proche de nous que nous ne l'imaginons.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.