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Blog «Ma lumière rouge»

Combien de travailleuses du sexe vivent avec le VIH en France?

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La France est encore très en retard dans la surveillance épidémiologique
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publié le 5 avril 2019 à 16h28
(mis à jour le 5 avril 2019 à 16h36)

En pleine campagne du Sidaction pour collecter des dons, et alors que nous venons d'apprendre que le nombre de contaminations avait légèrement augmenté en 2017 avec 6400 nouveaux cas en France, on se demande encore combien de travailleuses du sexe vivent avec le VIH alors qu'elles sont considéréEs comme une population clé par toutes les organisations et instances internationales.

Les données arrivent avec du retard car les médecins prennent du temps pour faire remonter les déclarations obligatoires de séropositivité (avec tout un processus d’anonymisation), et comme la question de l’exercice du travail sexuel n’apparaît en général pas, n’ose pas être posée, ou qu’on ne sait pas comment obtenir ces réponses, nous n’avons pas de surveillance épidémiologique efficace pour cette population. Tout repose donc sur le travail des associations qui remontent des données dites grises, c’est à dire non publiées dans des revues scientifiques.

La dernière étude publiée remonte à 2013 et comporte des biais méthodologiques qui ne permettent pas d’avoir une vision suffisamment claire. Cette absence de données officielles est un vrai problème alors que le gouvernement est censé remettre un rapport d’évaluation de la loi de 2016 pénalisant les clients qui est dénoncée par de nombreux acteurs comme favorisant les contaminations. L’évaluation gouvernementale devait être publiée pour avril 2018 et nous l’attendons toujours.

Tout laisse penser au développement d'une épidémie non diagnostiquée chez les travailleuses du sexe, alors que le manque de dépistage est partout dénoncé comme un des grands échecs de la lutte contre le sida et de la prévention du VIH. En effet, l'étude de Le Bail (CNRS) et Giametta (université Aix-Marseille) d'avril 2018 indique que 38,3% des travailleuses du sexe signalent des difficultés à imposer le port du préservatif quand la Haute Autorité en Santé rapportait en janvier 2016 (donc avant la dernière loi) un taux d'usage systématique du préservatif pour les pénétrations de 95% chez les travailleuses du sexe.

Quelques données apparaissent chez les femmes trans latino-américaines, grâce aux partenariats entre des associations de santé communautaire et des hôpitaux publics, et les résultats sont inquiétants pour une si petite population allant jusqu’à 20 fois plus de nouveaux cas VIH entre 2015 et 2017 pour un hôpital parisien. Y compris dans des communautés comme celle des travailleuses du sexe chinoises avec jusqu’alors aucune contamination, des cas de syphilis sont dépistés au Lotus bus et indiquent des prises de risques nouvelles qui sont rapportées au pouvoir de négociation affaibli par la précarisation depuis la pénalisation des clients. Même chose pour d’autres associations qui rapportent par exemple des augmentations d’IST ou de demandes d’accompagnement pour des IVG ou pour des traitements post-exposition suite à une prise de risque.

Jusqu'à présent la France a relativement de bons résultats en comparaison du reste du monde. L'ONUSIDA estime en effet la prévalence chez les travailleuses du sexe au niveau mondial à 13 fois plus élevée que dans la population générale. En France, les succès des approches dites de santé communautaire (par et pour) avec travailleuses paires et médiatrices culturelles issues de la communauté des travailleuses du sexe montrent que l'épidémie était jusqu'ici maîtrisée avec une prévalence VIH probablement comparable à celle de la population générale chez les femmes cisgenres (qui vivent en conformité avec le genre assigné à leur naissance).

Lorsque la Haute Autorité en Santé (HAS) a cherché à compiler les études existantes sur la prévalence VIH des travailleuses du sexe, elle a inclus celles des pays d’Europe de l’ouest et du Canada qui ont un niveau de revenus et un système d’accès aux soins comparables à la France, parce que les données françaises en elles-mêmes étaient insuffisantes.

En moyenne, le taux de prévalence VIH chez les femmes cisgenres travailleuses du sexe dans les pays riches avec un bon système d’accès aux soins est inférieure à 0,8%, et si on ne prend compte que les femmes nées dans le pays, la prévalence est proche de celle de la population générale. En France la prévalence dans la population générale est de 0,2% puisqu’on estime qu’il y a environ 150 000 séropositifVEs pour 67 millions d’habitants.

L'étude en France citée et utilisée que ce soit dans le rapport HAS 2016 ou par The Lancet en 2017 est l'enquête INVS/ProSanté faite entre 2010 et 2011 et publiée en 2013. La prévalence y est de 1,2% chez les femmes cisgenres travailleuses du sexe mais la HAS précise que toutes les femmes dans cette étude étaient usagères de drogues, alors qu'elles sont minoritaires dans la communauté des travailleuses du sexe, surtout depuis la généralisation des produits de substitution dans les années 1990 qui ont permis une baisse de la dépendance. Donc nous sommes probablement sur une prévalence plus comparable à celle de la population générale si on prend en compte toutes les femmes cisgenres, (avec cependant une surexposition pour celles nées à l'étranger et qui sont aujourd'hui majoritaires dans le travail sexuel de rue).

En revanche, chez les hommes travailleurs du sexe, nous montons à une prévalence à 13% (2013), et pour les femmes trans à 17,2% et 36,4% pour celles nées à l’étranger (2011). 44% des femmes trans étaient quant à elles séropos dans l’étude INVS ProSanté de 2013. Ces chiffres sont beaucoup plus importants mais également comparables aux populations des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et des femmes trans.

Dans les études anciennes (INVS 1992 et OFDT 2004) nous étions sur une prévalence VIH à 2,1% et 2% sans distinction d’identité de genre. Il est à noter que l’étude de 1992 révèle que 33,3% des femmes travailleuses du sexe usagères de drogues étaient séropositives au VIH donc nous savons qu’il y a toujours eu une plus grande prévalence chez elles par rapport aux autres. Il est fort probable qu’avec la réduction des risques, les programmes d’échange de seringues et produits de substitution, la prévalence VIH a donc baissé chez les femmes cisgenres puisque l’épidémie était concentrée chez celles qui étaient usagères de drogues par voie intraveineuse.

Encore faut il vérifier que les nouvelles contaminations ne sont pas en augmentation depuis la pénalisation des clients. Si le Conseil National du Sida est très clair sur le fait que «sous réserve d'une utilisation optimale des moyens de prévention, l'activité prostitutionnelle ne représente pas en elle-même un facteur de risque de transmission du VIH/sida, ni pour les personnes qui l'exercent, ni pour leurs clients», elle rappelle néanmoins qu' «En revanche, les conditions souvent difficiles dans lesquelles les personnes prostituées exercent leur activité fragilisent considérablement leur accès à la prévention et aux soins et majorent leur exposition à l'ensemble des risques sanitaires».

La précarité est un des facteurs majeurs de vulnérabilité au VIH chez les travailleuses du sexe, et c’est précisément ce qui est dénoncé comme une des conséquences de la pénalisation des clients depuis 2016. Raison de plus pour avancer sur des mécanismes de surveillance épidémiologique dans une population qui pour l’instant n’est pas suffisamment considérée dans la lutte contre le sida. Il serait pourtant profitable de dé-segmenter les catégories de populations observées, car on peut se demander combien de travailleuses du sexe ne sont pas identifiées parmi les femmes migrantes, les femmes trans et les hommes ayant des rapports avec des hommes qui sont au centre des préoccupations des politiques de dépistage et de prévention.

Peut être serait il pertinent un jour de se dire que le facteur «travail du sexe» existe dans toutes ces populations, et que les politiques de pénalisation ont été unanimement prouvées comme une cause majeure de vulnérabilité au VIH.