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Libération
TRIBUNE

Ebola : les marchés financiers jouent à gagnant-gagnant

Un dispositif financier d’urgence devait permettre d’accélérer la réponse aux épidémies en république démocratique du Congo. Mais sur 140 millions de dollars, seule une vingtaine a servi à lutter contre les maladies. Le reste a été consacré à payer les taux d’intérêts aux grands fonds d’investissement.
Le cercueil d'une victime du virus Ebola, à Butembo, en république démocratique du Congo, le 26 mars. (BAZ RATNER/Baz Ratner. Reuters)
publié le 9 avril 2019 à 18h06

Tribune. Après l'épidémie de virus Ebola de 2014-2015, une solution miracle avait été trouvée pour éviter d'autres fiascos. Au printemps 2017, sous l'égide de son président, le médecin Jim Yong Kim, la Banque mondiale avait créé un nouveau dispositif, la Pandemic Emergency Financing Facility (PEF), pour émettre des «obligations pandémies» et lever ainsi plus de 300 millions de dollars (Libération du 7 juin 2018) utilisables en cas d'épidémie dans des pays du Sud. Le principe était d'utiliser les marchés financiers comme une assurance : des investisseurs prêtent des fonds à la PEF, que celle-ci peut utiliser immédiatement en cas d'épidémie (les fonds étant alors perdus pour les investisseurs) ; en l'absence d'épidémie, les investisseurs récupèrent leur mise à l'échéance du contrat, en ayant entre-temps empoché des intérêts payés par la PEF sur ses ressources propres.

Les experts de la Banque mondiale avaient ainsi inventé une manière de «transférer» aux marchés le risque pandémique, au bénéfice des pays du Sud ; la finance était devenue solidaire ; et les fonds de pensions avaient trouvé un produit à haut rendement. L'ancien secrétaire du Trésor américain, l'économiste Lawrence H. Summers, appelait ça un «win-win-win game» (un «jeu gagnant-gagnant-gagnant»). Le monde de la santé internationale applaudissait des trois mains.

Deux ans après le lancement de ces nouveaux produits financiers, un petit bilan s'impose. Et le résultat est édifiant. D'après les chiffres de l'économiste Olga Jonas, la PEF, financée principalement par le Japon et l'Allemagne, a dépensé environ 140 millions. Une vingtaine a servi à financer, via l'OMS et l'Unicef, la réponse aux épidémies d'Ebola qui sévissent depuis un an en république démocratique du Congo (RDC). Et le reste, environ 111 millions, a été consacré à payer les taux d'intérêt des fameuses obligations pandémies souscrites par des grands fonds d'investissement. En bref : grâce aux pandemic bonds, l'aide publique au développement a rémunéré des fonds de pension et a laissé la petite monnaie aux malades congolais.

Rien de bien méchant en apparence : qu’un assureur s’enrichisse en couvrant un risque improbable, et retombe toujours sur ses pieds, c’est le principe du métier. Qu’un client s’appauvrisse en cotisant cher pour se protéger de catastrophes qui n’arrivent pas, c’est aussi la règle du jeu.

Le problème est que la catastrophe a eu lieu : l'épidémie de virus Ebola, qui fait rage en Ituri et au Kivu, en république démocratique du Congo, est la deuxième plus grave de l'histoire. Dix nouveaux cas le 4 avril, plus de 1 100 au total, 700 décès, et toujours aucun signe d'amélioration. Comment est-ce possible que les détenteurs des obligations pandémies n'aient pas lâché un centime ? Il fallait lire, comme toujours, les «conditions générales de vente», ce que les traders appellent le small print. Tout est écrit noir sur blanc : pour que l'obligation se déclenche, c'est-à-dire pour que les investisseurs perdent leur mise, il faut que l'épidémie dépasse 250 cas (ce qui est fait depuis longtemps) et qu'elle franchisse au moins une frontière internationale (ce qui n'a pas eu lieu). Dommage pour la république démocratique du Congo : qu'il y ait demain 10 000 ou 100 000 cas, tant que l'épidémie restera dans les limites du pays continent, il n'y aura rien à signaler. Incitation perverse, comme le note la journaliste Laurie Garrett, à laisser l'épidémie grandir en «espérant» qu'elle touche enfin l'Ouganda. Ce qui fait quatre gagnants, avec le virus.

Jim Yong Kim, un médecin qui fut l’un des fondateurs de l’ONG Partners in Health, avait lancé sa carrière en dénonçant les ravages sanitaires du néolibéralisme. Pendant son passage à la Banque mondiale, il avait fait du recours à la finance innovante le nouveau mantra du développement et de la santé internationale. L’échec de son dispositif phare est fracassant, mais il n’est plus à Washington pour en répondre : il a démissionné en janvier pour rejoindre… un fonds d’investissement. Le médecin des pauvres est devenu banquier. Et quand on crève au Kivu, ça fait un bruit de tiroir-caisse.

Dernier ouvrage paru : le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d'une utopie coloniale (Seuil 2017).