Les «gilets jaunes» sont-ils rouges ou bruns ? Et en matière de culture démocratique, sont-ils blanc-bleu ? Depuis le début du mouvement, analystes et intellectuels cherchent à s'y reconnaître dans cet éventail de couleurs. Côté rouge, sur un mode rationnel ou lyrique, on trouve Gérard Noiriel, historien des luttes sociales et des mouvements populaires, bien placé pour mettre en perspective l'événement, interrogé par Nicolas Truong, journaliste au Monde ; on voit aussi Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, qui dédie au «peuple des ronds-points» un livre fiévreux et enthousiaste. Leur plaidoyer est souvent juste et leurs arguments, solides. Même si, au bout du compte, un doute sérieux subsiste sur la nature politique de cette révolte.
«Poujadisme», «jacquerie», «ligues des années 30», on conviendra avec les deux avocats du mouvement que ces comparaisons, invoquées souvent pour le discréditer, ne tiennent guère la route. Les gilets jaunes, montre Noiriel, se rattachent mieux aux «sans-culottes», aux insurgés de 1848 ou de la Commune, qu’aux révoltes sanglantes de la paysannerie ou à l’assaut des factieux contre la République. Toute une population de travailleurs pauvres ou très modestes, touchés par la précarité ou le chômage, avec beaucoup de femmes, des retraités, s’est retrouvée sur les ronds-points dans une atmosphère de lutte fraternelle, rompant leur isolement et l’invisibilité qui les écartaient jusque-là d’un débat public. Il s’agit donc bien d’un authentique mouvement social, déclenché par une taxe sur le carburant mais animé par un sentiment d’abandon et d’injustice, à l’ambition plus large, sociale et démocratique.
Les gilets jaunes, dit Noiriel, ont un grand mérite : ils ont remis au centre du débat la «question sociale» que la conjonction des identitaires de droite et de gauche avait fait passer au second plan, au profit des revendications des minorités - ou des communautés - qui tendent à découper le social en tranches sur un critère ethnique, porte ouverte à toutes les dérives communautaires. Ils ont de surcroît contraint le gouvernement à amender sa politique sur certains points, comme le pouvoir d’achat ou bien la recherche d’une participation plus grande des citoyens à la conduite des affaires. Une meilleure politique territoriale, une fiscalité plus juste, des services publics plus proches, un recours plus fréquent au référendum, une association des citoyens à l’élaboration de la loi par le moyen d’un tirage au sort : ce sont quelques-unes des revendications qui émergent du mouvement et dont il faut espérer que le gouvernement tiendra compte. Les deux auteurs redressent au passage quelques réquisitoires dressés contre les protestataires des ronds-points. La violence ? Plenel montre qu’elle fut aussi policière, avec un nombre de blessés considérable chez les manifestants. Les excès verbaux ? Noiriel rappelle qu’ils furent aussi le lot des révoltes sociales antérieures. Des télés d’info continue couvrant les manifs du Front populaire, dit-il, auraient également recueilli des propos choquants, parfois xénophobes. Bref, cette défense du mouvement touche souvent juste et le range, au total, dans la catégorie des mouvements sociaux égalitaires qui émaillent l’histoire française.
Pourtant, la comparaison historique recèle aussi sa part de doutes. Les révoltes ou les commotions politiques prises en référence ont toutes produit des leaders progressistes qui ont encadré, orienté, donné un sens égalitaire et social à l'action commune, Blanqui, Barbès, Louis Blanc, Delescluze, Pyat, Varlin, ou encore Jaurès et Blum. Qu'en est-il cette fois-ci, mutatis mutandis ? La phobie de la représentation manifestée par les gilets jaunes rend la comparaison difficile, autant que l'ampleur bien plus réduite du mouvement, et aussi cette conjonction ambiguë qui a conduit militants d'extrême droite et d'extrême gauche à manifester à répétition dans les mêmes cortèges. On se reportera pour y voir plus clair à l'étude passionnante d'un jeune journaliste spécialiste des réseaux, Roman Bornstein (1), publiée par la Fondation Jean-Jaurès (lire aussiLibération du 24 janvier). Autant que sur les ronds-points, le mouvement s'est développé en ligne, principalement par le truchement de la plateforme Facebook. Que disent les gilets jaunes ? Bornstein a donc effectué une plongée profonde au sein des milliers de pages et de messages publiés par les protestataires et leurs chefs de file, où les participants furent bien plus nombreux que dans les rues et sur les routes et qui offrent une documentation foisonnante sur les orientations sociales et politiques des gilets jaunes. Pour lui, deux leaders se détachent, dont la position est attestée par la fréquentation massive de leur compte Facebook, Maxime Nicolle et Eric Drouet, le second ayant été l'objet d'une ode enthousiaste composée par Jean-Luc Mélenchon. Au terme d'une longue étude appuyée sur de nombreux exemples, il démontre que l'orientation politique réelle des deux hommes les rattache à la droite dure, souvent complotiste, xénophobe, factieuse et antisémite. Voici sa conclusion : «Eric Drouet et Maxime Nicolle ne resteront peut-être pas les leaders incontestés des gilets jaunes. Cependant, tant qu'ils le seront, on pourra affirmer que le mouvement est de facto piloté par des sympathisants d'extrême droite.» Sont-ils des exceptions ? Qu'en est-il des autres animateurs du mouvement ? Voici ce qu'ajoute Bornstein : «Il existe d'autres leaders du mouvement en province parmi les administrateurs des groupes Facebook locaux. Tous se présentent également comme des citoyens apolitiques, ce qui ne veut pas dire sans coloration idéologique. En fouillant dans leurs comptes Facebook, on trouve également, pas chez tous mais chez beaucoup d'entre eux, du contenu anti-Macron et anti-migrants, des propos racistes, une proximité avec des groupuscules d'ultradroite, des appels à prendre les armes après le Bataclan, des commentaires homophobes sur la Gay Pride, des photos de Jeanne d'Arc, des likes sur les pages de Dieudonné. Rien de tout cela n'est neutre politiquement, mais rien de tout cela ne pose problème aux gilets jaunes.» Plenel a écrit son livre pour favoriser une bascule du mouvement «gilets jaunes» vers la gauche. Intention louable. Mais comme on dit familièrement, «il y a du boulot»…
(1) «En immersion numérique avec les "gilets jaunes", note de la Fondation Jean-Jaurès. Accès numérique gratuit.