L’exercice est cruel mais la comparaison est éloquente : en mai 1979, il y a quarante ans, un débat télévisé portait sur les toutes nouvelles élections européennes qui avaient lieu quelques jours plus tard. Il réunissait quatre personnalités, quatre têtes de liste : par ordre alphabétique, Jacques Chirac, Georges Marchais, François Mitterrand et Simone Veil, représentant respectivement le RPR, le PCF, le PS et l’UDF. Deux futurs présidents de la République, celle qui allait devenir la première présidente du Parlement européen et le leader de ce qui était alors le parti de la classe ouvrière. Quatre personnages de premier plan qui, durant plus de deux heures, surent débattre à la fois avec vigueur, courtoisie, animation. Ils incarnaient à eux seuls près de 90 % des votes des Français. Leurs thèses s’opposaient de façon limpide. On put constater à cette occasion que François Mitterrand, en grand progrès à la télévision (longtemps, il avait été exécrable), affichait déjà l’autorité et l’assurance d’un prétendant sur le chemin du pouvoir. La gouaille et la pugnacité du secrétaire général du Parti communiste animaient le débat. Simone Veil, sereine et réfléchie, défendait avec énergie les couleurs d’une Europe optimiste. Jacques Chirac, très à l’aise, toujours bien meilleur en débat qu’en interview, plus télégénique alors qu’il ne le sera plus tard, bousculait cordialement son ex-ministre et n’hésitait pas à approuver François Mitterrand pour mieux critiquer Valéry Giscard d’Estaing. C’était intéressant, dense, nettement clivé entre protagonistes d’un bon niveau.
Quarante ans plus tard, nous avons assisté jeudi dernier sur France 2 à un débat interminable, chaotique, agressif mais surtout négatif entre douze têtes de liste, pour la plupart bien pâles, pour certaines comme interloquées ou embarrassées de se trouver ainsi exposées à leur détriment. Pas une seule personnalité de premier plan, pas d’authentiques leaders des partis qu’ils représentaient sans les incarner. On était passé de première en troisième classe. L’Europe semblait une chose trop sérieuse pour ces protagonistes-là. En 1979, quatre Europe possibles se dessinaient nettement. En 2019, on s’apostrophe, on s’interrompt, on entretient un brouhaha permanent à propos d’une Europe introuvable, évanescente, se dérobant dans un âcre brouillard. Déprimante. Bien entendu, on rétorquera qu’avec douze protagonistes, tout débat sérieux est absolument exclu, que chaque invité disposait d’un temps d’intervention si bref que dépasser cinq phrases tenait de l’exploit, et que dans ces conditions, mieux valait agresser ses concurrents que tenter d’exposer ne serait-ce que l’esquisse de l’esquisse d’une thèse ou d’une conviction.
Les plus positifs relèveront que Jordan Bardella et Manon Aubry, les deux benjamins, pas même trentenaires, ont su tirer leur épingle du jeu avec un débit à la mitraillette, une rhétorique fusant et une insolence ravie. Les plus intellectuels féliciteront François-Xavier Bellamy d’avoir choisi comme objet symbole l’Iliade et l’Odyssée dans un volume assez fatigué pour avoir été maintes fois lu et relu. Ils devront cependant relever que le jeune philosophe, qui avait manifestement réfléchi au sujet de l’Europe, se montrait dans l’incapacité de s’imposer dans le débat. Les plus sentimentaux regretteront le fiasco de Raphaël Glucksmann ou relèveront que Jean-Christophe Lagarde exprime ses sentiments européens avec plus de chaleur et d’entrain que Nathalie Loiseau. Quant aux journalistes animateurs, ils plaideront non coupables et ils auront raison.
Organiser un débat à douze est en effet aussi nécessaire qu’impossible. La fragmentation caricaturale de la scène politique, sa désintégration multiplie les listes et transforme implacablement tout débat en impasse. Au nom de quoi exclure des têtes de liste, même si elles représentent moins de 3 % de l’opinion comme plusieurs d’entre elles ? La proportionnelle est justement faite pour permettre une représentation exhaustive. Fixer comme droit d’entrée au débat un seuil de 3 % (celui du remboursement des dépenses électorales) ou de 5 % (celui de l’éligibilité au Parlement européen) serait regardé comme abusif. Répartir les candidats en plusieurs débats par tirage au sort provoquerait d’inévitables polémiques et saturerait inévitablement les téléspectateurs. Faudrait-il alors en amont n’ouvrir la compétition électorale qu’à des listes parrainées par un million d’électeurs ? On imagine les controverses. Du coup, nous voilà exposés à de piètres débats au moment même ou le destin de l’Europe vacille et où une confrontation audible et de qualité des points de vue antagonistes serait plus indispensable que jamais. Inimaginable aujourd’hui.