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Tribune

Comment se (re)faire un corps collectif

Quoi de plus insaisissable qu'une «époque» ? Le film éponyme de Mathieu Barreyre parvient pourtant à la faire entendre, à traverser les couches du présent, à en faire ressentir l’épaisseur et les vides.
(Photo Bac Films)
publié le 17 avril 2019 à 6h37

Tribune. «C'est quoi l'époque?» Rien de moins saisissable, de plus intangible, de plus évident pourtant, de plus immédiatement éprouvé que l'époque – ce mélange dansant de mots, de signes, d'images, de peurs et d'espoirs qui caractérisent un moment historique, celui au fond duquel on a été jeté sans l'avoir choisi, ni avoir encore le recul, de l'âge ou de l'histoire, qui autorisera à le qualifier tranquillement du fond de son fauteuil.

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Cette sensation cruciale de l’époque, chaque fois différente, précisément dosée mais embrumée dans le présent par l’absence de toute comparaison (on ne conjugue pas son époque au pluriel), a toujours été l’obsession des modernes. Elle est l’obsession de celles et ceux qui savent n’avoir pas la même sensation du présent, la même époque donc, que leurs ascendants ni, demain, leurs descendants – depuis plus de deux siècles que le présent historique a un goût de rupture, d’instabilité, d’indéfiniment singulier. La littérature des modernes n’a cessé d’explorer cette sensation de l’époque, et de faire de son échec à la saisir, nommé regret, le but ultime de son art.

Le cinéma des modernes s’est évertué à faire entendre la tonalité, le rythme, à faire voir les gestes, les lignes de l’époque, jusqu’à sacrifier parfois tout détour narratif pour faire advenir, à l’état pur, ce mystère du présent.

Rendre le son juste de l’époque

La pensée des modernes a tourné elle aussi autour de cette boîte noire, lui opposant, pour espérer la percer à jour, l’invariant des concepts, la tradition des textes, l’arrachement aux sortilèges du présent – à tout ce «présentisme» abêtissant des nouvelles en continu et des prothèses à écran, qui se mettent à jour en continu au fond de nos poches. Echouant à saisir leur époque, les plus ambitieuses de ces œuvres ont préféré la fictionner, la contourner, la rêver, l’anticiper parfois. C’est qu’y parvenir est plutôt une question d’humilité, de justesse, de composition un peu, de hasard aussi. A condition de préciser qu’arriver à rendre le son juste de l’époque est une affaire de sincérité plus que de vérité, de détail plus que d’exhaustivité, de contrepoint plus que d’insistance: c’est souvent dans les parages de l’époque qui échappe, au moment de s’en éloigner, qu’on pourra en témoigner le plus justement.

A ces divers titres, et à même ses quelques naïvetés, le film éponyme de Mathieu Barreyre, l'Epoque, est de ces rares témoignages qui parviennent à la faire entendre, l'époque, à traverser les couches du présent, à en faire ressentir l'épaisseur et les vides, les promesses trahies et la force d'insoumission – si l'on admet, avec nos ancêtres les modernes, que révéler l'époque c'est aussi révéler le(s) désir(s) d'en sortir. «C'est quoi l'époque?», demande le réalisateur, invisible, à la première seconde du film. Et sa première interlocutrice, joueuse, de lui répondre : «les poks, les poks». De lui lancer que l'époque, c'est d'abord le son du coup de matraque, des boucliers policiers «quand tu balances dessus une bouteille de verre», mais aussi de «tous ces mecs qui ont le crâne creux». Cet incipit sonore, plutôt qu'imposer les gros sabots de la rébellion ou de la politique (ils viendront, en leur temps), nous avertit qu'une époque a d'abord un bruit, une texture, une odeur, des ruses et des tactiques, et qu'habiter l'époque est surtout une façon d'y faire corps, d'y avoir un corps qui accueillera, éprouvera, fera résonner ces sensations simples.

Et c'est là qu'est la grande nouvelle du film, la grande nouvelle de 2019 aussi bien, que ne semblent pas avoir repérée les premiers critiques du film, et qui dépasse largement celui-ci, ouvrant peut-être sur un tournant historique, si l'on osait le mot : ce corps est un corps collectif ! Stupéfaction : oui, ce corps qu'un demi-siècle de contre-révolution managériale, d'individualisme consumériste et de techno-narcissisme en réseau avait tant isolé, séparé, fragmenté, ce corps qu'on nous disait désespérément individuel et résolument égotiste, s'avère ici, de bout en bout, être un corps collectif. Non pas une génération, ce groupe défini par la date de naissance, et qui relève surtout du défaitisme rétrospectif: les voix et les visages de l'Epoque ne revendiquent en rien ce début de millénaire comme leur propriété, au contraire des fameux «soixante-huitards» qui confisquèrent pour leur seule gloire toute la seconde moitié du XXe siècle.

Non pas, non plus, une communauté de références et de conditions : passant des militants aux postcoloniaux, des rigolards de banlieue aux étudiants de Sciences-Po après un verre de trop, un tel film se méfie de l'unité, mot d'ordre partisan ou électoraliste. En deçà de telles abstractions, faire corps est un certain rapport commun à l'époque: le rêve de détachement, ou de partir loin, le courage physique face au cordon de CRS tirant à bout portant, la lucidité sur l'esclavage salarié ou le racisme d'Etat («Il fait noir au pays des Lumières»), la drôlerie des répliques, la complicité des mains, la musique qui les relie, la danse qui les meut, le squat autour d'un brasero nocturne qui les rassemble provisoirement. Et les objets, aussi, qui contribuent à ce corps collectif en y conduisant un monde, comme l'eau conduit l'électricité: distributeurs de billets détruits, chaussettes à réchauffer, gobelets de bière, casques de DJ, pochoirs pour tags bien sentis («Macron 2017 = Le Pen 2022»), et les divers couvre-chefs qui identifient ce corps collectif en désidentifiant ses visages individuels – keffiehs, capuches, casquettes, cache-nez.

L’espoir d’un monde nouveau

Or, ce corps collectif, agile et composite, vient de loin, de très loin, fabriqué en deçà de la politique, sur les ruines de toute politique, tissant de bon mot en jeu de jambes la texture d’un temps commun. Sa genèse, que ce film ne montre pas, est ancienne: contre-culture du punk et de la BD radicale dans la France remise au pas des années 1980, free parties pionnières et clandestines quand les années 1990 n’offraient pas d’autre alternative que la transe planante, sécessions zadistes ou écolos des années 2000 où la forme de vie tint lieu de politique, et tant d’autres manières de faire corps ensemble avant de faire projet.

C'est en se refaisant un corps collectif que la jeunesse indomptée peut rompre avec l'ordre dominant, ici et maintenant, autrement qu'en mots. Si bien que ceux de Rose, allongée au pied de la statue de la République à la fin de l'Epoque, ses mots contre la France des start-up et des colons, «[son] paternalisme, [sa] pédance et [sa] condescendance», font résonner, à rebours de la désillusion, l'espoir intact d'un monde nouveau.

Dernier ouvrage paru de François Cusset: le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, La découverte, 2018.